Die
Hard IV
John
Mac Lane appartient à la lignée assez sympathique des héros malgré eux. Et
certes, un tel étiquetage ne devra pas gommer ce que le personnage a de
singulier - par quoi, en effet, il échappe au genre, esquive sa propre
caricature et devient proprement quelqu’un. Mais enfin, énoncer qu’il est un héros
malgré lui semble cependant plus proche de la vérité que de dire de lui
qu’il est une pizza aux anchois. Allons-y donc enfin : en quel sens John
Mac Lane est-il un héros malgré lui ? Et en quoi une telle
étiquette, par delà les bavardages usuels, nous intéresse t’elle – c’est à dire
intéresse notre sens de l’humain ?
« Malgré
lui » signifie tout d’abord que son accession au rang de héros ne
découle nullement de son essence, de sa nature, de ce qu’il est ou tout au
moins semble être en propre – le statut de héros apparaît bien lui échoir comme
de l’extérieur. Ou, autrement dit, son accession à l’héroïsme semble en partie
contingente. John Mac Lane aurait pu terminer sa vie en petit fonctionnaire
effectuant son travail comme tout un chacun, sans aucun monde à sauver, dans
une forme de pépérisme doucereux, autour d’un dîner, d’une télé, d’une femme et
d’enfants dont il éprouve d’autant la nostalgie que, solitaire, divorcé et
délaissé par sa fille, il n’en connaît plus, depuis longtemps, la saveur. C’est
d’ailleurs ainsi, comprend le spectateur subtil, dans une médiocrité sans goût
ni horizon, sans qu’aucun événement ne brise la trame molle d’un temps devenu
lourd, répétitif et insipide que se sont déroulées les douze dernières années
de son existence. C’est qu’avec John Mac Lane tout semble destiné à
s’affaisser. Que sa femme le quitte, que sa fille le délaisse et veuille
changer de nom, que ses supérieurs le traitent en chien crevé, n’est nullement
un hasard. Tout autour de lui s’écroule sous son absence d’enthousiasme, son
impuissance à goûter et investir les êtres et les choses pour lesquels vibre le
commun des mortels. Il est de ces natures qui ne savent pas vivre dans le
monde. Il n’y peut rien. C’est comme ça. Il traîne avec lui l’étiquette de looser
qui suinte de tous ses gestes et de tous ses propos. Son visage grave
pathétiquement marqué ne sait désormais plus ce que c’est que sourire,
consentir à la vie. C’est d’ailleurs pour ça qu’il a à peu près tout perdu – sa
femme, sa fille, sa carrière, peu brillante - un tout qui de toute façon était
si peu pour lui qu’il l’a laissé sombrer, comme chavirent toutes les choses que
l’on ne sait d’aimer. Il en souffre pourtant. Mais c’est trop tard de toute
façon et puis, il le sait bien, c’était inévitable. Quelle que soit sa volonté
de tout recommencer, de reprendre à zéro, il ne pourra pas, la pesanteur est en
lui, la pesanteur c’est lui : il n’a pu, ne peut et ne pourra jamais se
décharger de son propre poids. A ce savoir-là qui donne un goût amer à toute
son existence, à ce savoir qui est la lumière grise qui enténèbre sa vie, tout
en lui, cependant, rêve d’échapper. En faisant exploser les cadres du présent,
son imagination, comme à chacun, révèle les possibles. « Ah si tout
pouvait recommencer, si je pouvais revenir en arrière, je ferais… je serais… ».
« Je le jure, si demain… ». Quelle naïveté ! John Mac
Lane en ricane, une bouteille à la main : il n’arrive même plus à rêver,
il sait que tout ces songes qui viennent malgré lui, sont des poussières au
vent incapables d’échapper à cette terre de laquelle il crèvent d’envie de
fuir. Il ne pleure pas pourtant. Il n’appelle pas à l’aide. Il a quitté depuis
longtemps les sentiers de l’enfance. Non, John Mac Lane ricane.
Il y a une étrange et singulière folie dans
ce ricanement là, toujours inattendu, qui perce le silence quand, l’action
s’étant tue et le corps en morceaux, Mac Lane prend conscience de s’en être à
nouveau pris plein la figure. Ce n’est pas précisément un cri de douleur,
l’expression pure et sans distance du corps souffrant ; ce n’est
évidemment ni la réconciliation du sourire dont nous avons vu que Mac Lane
était incapable, ni l’expression de joie de celui qui, tel Rahan, a vaincu et
surmonté ; ce n’est pas même le rire, détaché et léger, serait-il
d’ailleurs gras, de celui qui, se faisant par l’esprit étranger à lui-même,
perçoit le ridicule de la situation et s’en libère en un éclat. Non, le
ricanement de Mac Lane ne part pas de si haut : c’est le fait d’un être
rivé au réel, engoncé dans une existence qui se manifeste comme souffrance,
insécurité et, très profondément, absence de foyer, et qui, en une très légère
parenthèse, sort un instant de soi pour se voir lamentable et brisé au milieu
de taules froissées et de corps déchiquetés. Aucune libération dans ce
ricanement là mais le simple constat désespéré d’une absence de sens mêlé d’un
étonnement d’être encore en vie, seul comme un con, lors que le monde vacille.
Nul besoin alors du fracas de l’action pour qu’il brise le silence. On
l’imagine très bien au beau milieu d’un bar, Mac Lane, la bière au poing et
toujours hors-propos, sous les regards intrigués de la foule, éclatant d’un
seul coup de son rire décalé, parce qu’a émergé dans sa tête tel bilan d’un
passé lamentable ou bien, devant lui, tel autre gros bras qui, à la table
voisine, répète les gestes grossiers de l’éternelle drague, ou bien encore n’importe
quelle action qui, dans son grand sérieux et sa concentration, n’est à ses yeux
rien d’autre que la même comédie qui se répète depuis toujours mais qui jamais
ne permet d’échapper à la douleur d’exister. Le seul moyen de s’évader vraiment
c’est, pour un temps qui, on le sait bien, ne durera pas, s’abrutir dans
l’alcool. C’est pour ça que, tous les soirs, loin des bars, il boit.
Ce
n’est cependant pas seulement à la pesanteur du vivre que Mac Lane tente
d’échapper, c’est aussi, indissociable contraire de cette amertume d’être rivé
à l’être, l’absurde sentiment de sa propre culpabilité. Si, en effet, comme il
le vit et sait, le possible n’existe pas et n’a jamais existé, si connaissant
comme horizon impossible, au-dessus de ses forces, ces songes toujours si beaux
et désespérément creux, comment pourrait-il être tenu et se tenir pour
responsable de son propre échec ? C’est cependant ainsi. Une autre
absurdité dans l’existence – et on ne les compte plus. La spontanéité,
l’enthousiasme du vivre, ne se commande pas – et c’est à son absence qu’il doit
toutes ses chutes. Oh il aurait pu, certes, à tel moment crucial, effectuer tel
geste, proférer telle parole, il aurait pu se forcer un peu – mais un peu
seulement, sûrement pas le temps long que demande la vie ; et puis un
geste forcé, malgré toute notre volonté, ça se voit, un jour du moins, au cours
des jours toujours, ça transperce les apparences par lesquelles, malgré soi, on
tente de se masquer. Par quoi Mac Lane ne saurait être coupable : être
coupable d’être soi ? N’est-ce pas là une suprême absurdité ? Peu
importe de toute façon, nul ne peut raisonner ni n’est apte à choisir sa
responsabilité. Elle nous tombe sur le crâne serions-nous sourds, aveugles, cul
de jatte et impuissants - ce que nous sommes en somme.
Engoncé
dans la pesanteur d’une existence qu’il ne peut fuir ni quitter, écrasé par le
poids absurde de sa propre culpabilité, la vie de John Mac Lane, révélant
peut-être le fond de toute vie lorsqu’elle est dégagée de ses voiles
illusoires, est une condamnation et un pesant fardeau. N’y a t’il donc nul
salut, nul espoir à attendre – rien qui saurait briser cet écrasement
insupportable sous le poids d’un soi-même qu’on est et qu’on rejette sans
pouvoir le quitter ? Et bien si ! Il y a une voie de sortie hors de
soi – qui n’est pas le bon gros happy end des gagnants, la réconciliation avec
un monde où l’on est enfin pleinement chez soi – quoique, bien sûr, film
américain oblige, on nous présente aussi un peu de ça à la fin - mais nous ne
sommes pas dupes. Il y a donc bien ici une porte de sortie mais, là encore,
elle ne se décide pas. Elle tombe sur la tête de Mac Lane– comme une élection
dont, en partie malgré lui, il devient l’otage. C’est cependant le consentement
à cette autre existence, existence exigeante qui oblige à se perdre et à tout
se donner, qui fait que, selon la terminologie d’Emmanuel Levinas, John Mac
Lane entre dans la sainteté.
C’est
alors à une toute autre responsabilité que celle à laquelle il doit ce
sentiment d’être coupable d’avoir raté sa vie que Mac Lane s’éveille. Non plus
une responsabilité de et pour soi, l’amertume d’être un étron flottant, un
lâche, un incapable – mais, bien plus haute, la responsabilité des autres et
pour les autres. Celle-ci fait éclater son passé de raté, le fait sortir de
l’éternelle bouillabaisse où il ne cessait de mariner et ouvre un à-venir,
celui-là même qui va faire de ce film un vrai film d’action et de cette
histoire l’histoire du Bien luttant contre le mal. Mac Lane y est mis à la
porte, expulsé de chez soi, catapulté hors de l’immanence mollassonne de son
petit moi, du cercle fermé de ses habitudes et de ses bâillements – il est
appelé, là-bas, au dehors, loin de lui. Un appel au secours. Et il est sommé de
répondre – lui, pas un autre, car il n’y a personne d’autre, personne qui
puisse le décharger de sa responsabilité, personne qui puisse prendre sur lui
ce nouveau fardeau. « Pourquoi vous faites ça ? », lui
demande, en effet, Matthew Farell, le petit informaticien, éveillé par l’énigme
du désintéressement et de la gratuité, John Mac Lane, à ses dires, l’ayant déjà
sauvé cent fois sans qu’en apparence au moins cela lui rapporte quoi que ce
soit, sinon de la peur et des souffrances. « Pourquoi vous faites ça »,
si vous n’y gagnez rien, si ce n’est pas un héroïsme congénital, un goût
naturel pour l’action et la gloire qui vous pousse, puisque à vous entendre il
n’y a nulle récompense au bout ? Et, en effet, « tu sais c’que tu
gagnes quand t’es un héros ?, vient de lui dire John Mac Lane, Rien.
Tu t’fais tirer d’ssus. On te tapote l’épaule : blablabla, c’est bien mon
gars. Tu divorces. Ta femme se souvient même plus d’ton nom d’famille. Tes
gosses veulent plus t’parler. Et tu t’prépares tout seul ta bouffe. Crois moi
personne n’a envie d’être c’mec là. ». On comprend bien ainsi que la
gloire c’est de la blague, un déferlement provisoire de paillettes et de
blablas que recouvre rapidement l’indifférence et l’oubli – mais on comprend un
peu moins le lien entre l’héroïsme et la suite. Que sa femme le quitte, que ces
gosses ne lui parlent plus, que son nom soit effacé – ce n’est précisément pas
la suite logique de l’histoire. On a suggéré un peu plus haut, que tous ces
échecs là, provenaient d’une incapacité propre à Mac Lane à investir
durablement l’existence – nullement des suites de son prétendu héroïsme. Mais
Mac Lane n’est pas un logicien, il souligne simplement le ridicule de
l’étiquette « héros ». « Je ne suis pas un héros »
- parce que sous les paillettes et les blablas mais aussi avant et au-delà du
courage présent, il y a la vie longue d’un étron solitaire, incapable d’aimer
ni d’être aimé. Mais, encore bien davantage, si Mac Lane ne se considère pas
comme un héros, c’est qu’il considère qu’il n’a pas le choix. Dans nos
représentations communes, en effet, le héros c’est celui qui, investi par
l’amour du Bien, décide souverainement de sauver le monde. Mac Lane, lui,
préférerait être ailleurs. Mais malheureusement, une fois de plus, c’est sur
lui que c’est tombé et il ne peut pas se dérober. « L’élu ne choisit
pas d’être bon, il est requis par le Bien », écrit quelque part
Lévinas. « Alors pourquoi vous faites ça ? » Simplement, « parce
que y a personne d’autre pour le faire. Voilà pourquoi. Tu peux m’croire si
quelqu’un d’autre s’y collait, j’laisserais faire. Mais y a personne alors on
fait c’qui y a à faire. ». Voilà, précisément en quoi Mac Lane est un héros
malgré lui – héros malgré sa volonté, malgré sa liberté ; l’injonction
vient d’ailleurs, de plus loin et plus haut – mais héros tout de même, et non
anti-héros, parce qu’il accepte et assume cette charge qui vient de bien plus
haut que son petit ego. Et, par
là même, en assumant ce poids, en prenant sur ses épaules le sort de tous les
autres, bien plus lourd que le sien, il deviendra un autre ou, pour mieux dire,
comme l’exprimera Matthew Farell précisément lui-même. « C’est ça –
le fait d’avoir répondu présent par tout son corps et son être à l’appel du
Bien - qui fait d’vous c’que vous êtes » - ce que vous êtes :
non cette pâle épave qui dans l’éternité maugrée sur son sort en ricanant de
soi et de l’humanité, mais ce tout autre être, individu unique et
insubstituable, éveillé, dégrisé par l’impératif de soulager les autres d’une
écharde dans la chair annonçant mort prochaine, et qui, mu par cette haute
visée, contre le poids du corps, dépassant toutes limites, accomplit des
prouesses comme autant de miracles. Se peut-il donc ainsi qu’il soit
toujours vivant ? – se demandent les méchants tout comme dans les
James Bond. Evidemment que non : seuls les êtres de fictions peuvent
résister à tant de catastrophes. Mais, enfin, il n’y aurait tout simplement pas
de film si Mac Lane se faisait écraser à la première seconde – ce qui, somme
toute, est le sort le plus commun des Justes dans l’histoire, qui, prise
globalement, pour les mauvais esprits, est l’histoire des pourris et de la
pourriture, c’est à dire des vainqueurs. Reste que la victoire de John Mac
Lane, comme celle, dernière, du Christ et de tous les héros qui ont nourri
l’enfance, manifeste l’exigence naïve mais noble d’une victoire du Juste et,
au-delà d’elle, de la valeur immortelle, hauteur sans égale, du Bien. Par quoi
on ne condamnera pas trop vite l’optimisme un peu béat de tous ces happy end.
Mais,
dira l’esprit critique, tout cela c’est très gentil mais enfin cette vision du
Bien contre le Mal, et cette incarnation du saint par John Mac Lane – du saint
c’est à dire celui qui « ressent l’être-vers-la-mort-de-l’autre plus
intensément que son être-vers-la-mort » (Lévinas) et qui répond présent à
l’appel du Bien par le sacrifice de soi au profit de l’autre – n’est-elle pas
une vraie caricature ? Car, enfin, de quoi s’agit-il ici ? D’un
gros méchant qui, pour se venger d’avoir être éconduit – encore cette foutue
gloire, ce foutu désir de reconnaissance qui, selon Mac Lane, n’apporte
cependant que blablas et paillettes ! – décide de mettre en panne toute
l’Amérique – donc le monde, non seulement parce que, pour un américain moyen,
l’Amérique est le monde mais aussi parce que à l’heure de la mondialisation le
destin de l’Amérique engagerait celui de l’humanité ! - et ainsi de nous
ramener à « l’âge de pierre ». C’est qu’en effet, à l’âge
numérique, le système technique, grâce auquel sont produites et conduites les
énergies servant à l’émergence et au déploiement des biens et des services
assurant l’unité de la vie économique, forme un réseau d’une densité, d’une
complexité et d’une amplitude extrême. De là, dans cette interdépendance
généralisée, où le local n’est plus isolé ni isolable du réseau global, la
possibilité suggérée d’un nouveau terrorisme consistant, de chez soi, à
s’insérer dans des nœuds stratégiques du réseau numérique et, d’une pichenette,
faire s’écrouler le système. Dans cette idée d’interdépendance et d’unité de
l’Amérique – donc de l’humanité – contre les grands méchants, il faut bien
entendu lire, d’un côté, tant la description d’un nouvel ordre
technologico-économique qui tend, en effet, semble t’il, à se réaliser
que, de l’autre côté, une idéologie, totalement invisible dans le film et donc
aux yeux du bon Mac Lane, chantant les vertus du « se serrer les coudes » sous l’image
d’une humanité unie « dans le même bateau
», bateau près à sombrer, au bord d’une catastrophe, idéologie derrière
laquelle la pensée orporatiste, marxiste à son heure (à son heure seulement,
voir l’affaire Gilles Cugnieux), perçoit le
discours efficace d’un pouvoir diffus ayant pour fonction propre de masquer la
division sociale, celle des quelques gagnants et des milliards de perdants, des
exploités et des parasites, capitalistes, rentiers, celle du Nord et du Sud.
Symptomatique d’une telle attitude est celle du gros méchant qui feint de
prendre en pitié les traders de la Bourse, pris de panique devant
l’effondrement de leurs « petites économies », effondrement
provoqué par une simple manipulation informatique. Ceux-là sont ainsi mis sur
le même pied que les foyers qui se voient privés de lumière, des « pauvres
gens » - que le spectateur est invité à prendre dans une même pitié –
sans qu’il ne soit, une seconde, entrevu que ces pauvres gens-là sont de
richissimes parasites qui loin de faire fructifier leurs « petites
économies » manipulent l’argent des autres, produit dernier d’un
travail auquel ils n’ont jamais goûté, dans un but d’argent facile issu de
spéculations parasites sur la vie même des autres hommes. Plus largement,
jamais n’est ici mise en cause l’absurdité d’un système qui, comme l’avait vu
Marx, ne vise que sa propre croissance, sans que jamais la question du sens et
des fins ne soit posée. Le film y répond pourtant par l’implicite alibi du
« c’est une question de survie » ou - c’est le même - du
retour à « l’âge de pierre » et ainsi par l’idée sous-jacente
d’une lutte permanente consubstantielle à l’humanité contre une méchante nature
avare (pure idéologie en fait, comme l’indique déjà le titre du grand livre de
Marshall Sahlins, Age de pierre, âge d’abondance, NRF), sans que l’idée
d’une humanité divisée croulant sous une pléthore de gadgets vides et inutiles
destinés à nourrir le cycle de la grande poubelle sous
la condition d’une misère et d’une vie de travail absurde pour le plus grand
nombre ne fasse jamais question. Cette focalisation de notre regard sur la
seule morale, la bonté propre du héros Mac Lane, est corrélative d’un profond
oubli du politique - cette sphère collective pratique par laquelle un peuple
donné peut prétendre choisir et diriger son propre destin - marque de
l’impuissance de l’esprit du temps. Seul Matthew Farel, présenté comme un génie
de l’informatique, soit de la manipulation du virtuel, émet des critiques
envers le système. Selon ses schémas de pensée les médias seraient manipulés
par les grandes puissances financières : on devine en lui une vision
critique du monde capitaliste, non explicitée, qui explique en partie pourquoi
il a naguère considéré comme « cool » l’idée d’une extermination
soit d’une destruction massive du système. L’autre raison, qui, on va le voir,
a les mêmes origines que la première, tient à un point de vue esthétique sur le
réel, celui de la fascination pour la puissance de ce qu’on persiste à nommer
le virtuel, quelle qu’en puisse être les conséquences réelles. Tout dénonce, en
effet, la nature infantile, ludique et, précisément, déconnectée de
l’imagination, et donc de la vie, de Matthew Farel. Celui-ci vit dans l’univers des films et des jeux vidéos – il
collectionne des figurines de super-héros et passe son temps, seul sur une
chaise, à voyager sur la toile. Ses « collègues » ou relations sont
encore plus pathétiques – l’un deux, comme dans un jeu de rôle, se fait appelé
« sorcier » – c’est un « jedi » nous dit-on,
et, en effet, sur son bureau, là encore, siège une immense figurine à l’image
de Star Wars. Mais bien loin des jeux de rôle, ce « sorcier »
de l’informatique, ce « jedi »du numérique, vit seul, lui
aussi, chez une mère acariâtre et, dans un corps obèse, affalé sur un fauteuil
qui lui sert de navette spatiale, il passe, lui aussi, ses journées dans les
méandres de la toile. Pour ces chevaliers de la toile, le réel lui-même n’est
qu’un possible du virtuel – dans la distance de l’écran, dans le tout
possible des images, ce qu’on appelle le réel n’a plus aucun poids. Dès
lors, entre exterminer un alien et un être vivant - quelle différence, si ce
n’est jamais qu’une image qui s’efface, et que, de toute manière on peut
recommencer la partie ? C’est à ce grand jeu de l’imagination que l’on
nous invite ici à rapporter les pensées de Matthew Farel sur le système et
l’hypothèse « cool » et ludique d’une destruction massive.
Comment lui viennent toutes ces idées, lui demande Mac Lane ? « J’sais
pas, ça vient comme ça », répond Farel – ne comprenant visiblement pas
comment il pense ce qu’il pense si génialement – image classique et, là encore,
gorgée d’idéologie misologue issue du fond populaire, du savant ou penseur fou,
décalé et génial, qui permet d’expliquer, en évitant de les penser – jeu et
pensées, imagination et théorie étant posés sur un seul et même plan - les
réussites et les errances de l’informaticien. Réussite lorsqu’il s’agit de
penser la structure interne d’une réalité numérique - errance lorsqu’il s’agit
de penser la vie et les relations réelles, opposition cependant mise en cause,
devant le regard d’un Mac Lane qui, « montre à remontoire au temps du
numérique », n’y comprend plus rien, le numérique entreprenant d’agir
sur et de transformer la trame de la réalité. Par quoi, bien entendu, la thèse
de Matthew Farel sur la manipulation des médias, et, par delà, potentiellement
et tendanciellement du réel tout entier, si elle n’était pas présentée par ce
dernier de façon si caricaturale, pourrait effectivement reprendre du galon –
le haussement d’épaule de John Mac Lane ne signifiant alors rien d’autre que
l’incompréhension d’un vieux dinosaure d’une réalité qui n’est plus celle à
laquelle il était habitué à se confronter. Le monde a changé, ce ne sont plus
les muscles qui font tourner le monde mais, en apparence tout au moins, les
nombres. Mac Lane, qui n’y comprend plus rien, a vieilli et il est tout proche
d’être définitivement out. Tout cependant, dans le film, suggère une
opposition, peut-être pas si basique et naïve que cela, du virtuel au réel. Et
c’est le regard dégrisé de Mac Lane qui nous invite à saisir la profondeur de
ce réel-là. Non, messieurs, vraiment pas !, Mac Lane n’est pas mort !
Qui
mieux que lui, en effet, revenu de tout, connaissant, par son métier et le
poids de ses échecs, la lourdeur de la vie, le dur métier d’exister, enfin la
solitude à laquelle chaque être est condamné, personne ne pouvant décharger qui
que ce soit de l’irrémissible poids de sa propre existence, qui mieux que lui,
en effet, derrière les masques, les apparences, tout ce flottement de
vêtements, d’idées, de nombres et de mots, pourrait percevoir la réalité
pathétique d’êtres nus jetés dans l’existence en proie à l’impossibilité de
pleinement l’assumer ? C’est ce que voit Mac Lane et que le réalisateur
nous invite à penser : la vie solitaire d’un Farrel assez mal dans sa
peau ou bien, pire du Sorcier, gras et doté d’une mère abominable des
capacités d’amour de laquelle on peut légitimement douter, existences dont on
comprend très bien qu’ils désirent s’évader ; et puis aussi bien sûr
toutes ces chairs qui saignent. A Matthew Farrel qui, traumatisé, lui raconte
qu’autrefois, lorsqu’il était devant son écran, avant d’avoir été jeté au
contact du monde réel, il trouvait « cool » l’idée de l’extermination,
John Mac Lane, d’une manière maladroite et un peu hors propos -puisqu’il ne
s’agit plus de réveiller Farrel de son sommeil virtuel - répond en s’énervant
que tous ces gens ont « peur ». Et, en effet, en un sens, à un
certain regard, peu importe la manière dont les hommes se pensent et
s’illusionnent, peu importe la manière dont ils vivent leur vie, qu’ils soient
d’absurdes consommateurs, de pauvres travailleurs ou d’ignobles capitalistes,
tous ces comportements supposent une position dans l’existence, un projet de
vie que la peur vient bouleverser. Nul ne peut vivre, en effet, sans un sol
sous ses pieds, rampe de sécurité qui empêche de chuter, sol qui vient vaciller
et engendre la peur lorsque, dans le déchirement et l’avenir menaçant, sont
inquiétées les bases, seraient-elles illusoires, de nos existences. Or c’est ce
fond d’angoisse pour mieux dire de détresse que
Mac Lane, heideggerien ou mieux, lévinassien, encore malgré lui, perçoit
derrière l’humain. Jeté dans l’existence qui n’est pas faite pour nous et sans
que nul ne l’ai jamais choisi, nous sommes condamnés à devoir prendre pied dans
une mer sans-fond, océan insondable, anonyme et terrible dont le fantôme
réapparaît lorsque, le rideau du monde s’écroulant, nous sommes submergés par
notre propre poids. C’est cela, ces bas-fonds, que Mac Lane perçoit et c’est à
l’impossible décharge de cette pesanteur là qu’il est, pour les autres, appelé.
Et il répond présent. Dans le carnage automobile, au sein de la panique
générale, son premier mouvement est vers la détresse de tel accidenté. Dans
l’appartement de Farrel, tous ses mouvements sont pour sauver la vie,
impuissante et fragile, de son nouveau protégé. Et, avons-nous vu enfin, dans l’extermination
c’est la terreur des foules que, seule, il perçoit. Au non-sens du monde, à
la souffrance impuissante des victimes, de ceux qui ne peuvent d’eux-mêmes
assumer l’existence, Mac Lane oppose le geste salvateur de porter la lourde
humanité sur ses vieilles épaules - souvent prêtes à craquer. Voilà ce qui,
nonobstant son aveuglement politique et idéologique, fait de John Mac Lane,
dans le temps de sa mission et quoiqu’on dise, un saint.
Après
s’être nourri de ce beau morceau, le lecteur, tout comme le spectateur du film
d’ailleurs, peut légitimement se demander si l’on ne vient pas quelque peu de
se moquer de lui. Je le laisse mariner dans sa pensée et m’en vais, quant à
moi, à nouveau sauver le monde. Amen (encore).
M.L