Un sanglot infini

Voyage au plus près de l’Origine



Toujours à la recherche d’une Super-Maman, ennemie de puissance et anti-Dieu le père, M.L, lisant, pour une fois, une page de Proust, nous invite à saisir avec ce dernier la profondeur du réel dans la chair affective d’une souffrance singulière. Derrière le chant du monde, il nous faudrait entendre une toute autre chanson faite de mille sanglots, fond réel du réel, notes sombres et vraies sous le voile des faux-airs. On devine que M.L, attendant que les prêtres aient finis leur office, aime fréquenter l’ombre des églises vides, contempler le silence des flammes qui se consument et sentir naître en lui les notes hautes et belles de ces Lacrimosa desquels il s’est nourri. « Encore un beau symptôme », jette à nouveau Z.P (cf. le préambule d’un autre texte de M.L). Ce dernier, amoureux du soleil et des mille fantaisies bariolées du réel, rappelle régulièrement au petit ecclésiaste les bienfaits qu’aurait sur lui – et, par là-même, sur tous ceux qui le supportent - une petite psychanalyse : « il serait bon, dit-il, de soigner cette vieille neurasthénie qui t’empêche de goûter aux joies de la vie ! – et notamment à celles que procure la lecture de mes écrits… ». Le monde de M.L c’est, en effet, au dire de Z.P, toujours le même, le monde « pauvre et simpliste d’un bébé qui sanglote ».  « Mais, lui dit à nouveau Z.P, il serait bon de grandir car le monde est changement, invention, chatoiement permanent et s’il convient, en effet, de maudire ses formes basses, ce n’est pas en revenant à un ordre antérieur que tu pourras le combattre ». A quoi M.L, répond toujours en prophète « Fuite, fuite et errance ! », saute à pieds joints sur le durillon de Z.P puis lui indique la Voie dans les larmes qui jaillissent des yeux du nietzschéen : « Suis le Fleuve – c’est le Tao ». Avant que l’autre ne reprenne son souffle, il court ensuite se barricader dans la pièce d’à côté et entame un tonitruant Dies Irae pendant que l’ami Z.P tambourine sauvagement à la porte. « Le Christ et la brute ; le sage et la force ; la force du faible ; la faiblesse du fort, etc. »  persifle alors M.L, bien en sécurité, pendant que l’autre bouillonne. Et ainsi à peu près à toutes nos réunions… Nous, gentils membres du mouvement orporatiste, nous avons ri un peu. Tout au moins au début. Mais, enfin maintenant, nous demandons assez solennellement :

quand cette comédie va t’elle donc cesser ? 
 

 
« La muraille de l'escalier, où je vis monter le reflet de sa bougie n'existe plus depuis longtemps. En moi aussi bien des choses ont été détruites que je croyais devoir durer toujours et de nouvelles se sont édifiées donnant naissance à des peines et à des joies nouvelles que je n'aurais pu prévoir alors, de même que les anciennes me sont devenues difficiles à comprendre. Il y a bien longtemps aussi que mon père a cessé de pouvoir dire à maman : « Va avec le petit. » La possibilité de telles heures ne renaîtra jamais pour moi. Mais depuis peu de temps, je recommence à très bien percevoir si je prête l'oreille, les sanglots que j'eus la force de contenir devant mon père et qui n'éclatèrent que quand je me retrouvai seul avec maman. En réalité ils n'ont jamais cessé ; et c'est seulement parce que la vie se tait maintenant davantage autour de moi que je les entends de nouveau, comme ces cloches de couvents que couvrent si bien les bruits de la ville pendant le jour qu'on les croirait arrêtées mais qui se remettent à sonner dans le silence du soir. » 

Marcel Proust, Du côté de chez Swann

 


 Voilà une de ces pages dont la lecture éveille immédiatement en moi le désir d’écrire. Comme si, condensées en elles, il y avait un amas de pensées gorgées d’affects puissants qui, pressant en tous sens sur les bords des mots, rêve de se déployer. Ce qui est dit ici ne se laisse ni réduire ni enfermer. Dans la rencontre avec ces phrases, hors de moi comme des limites de la page, un nouveau foyer de sens apparaît – une constellation tournoyant autour de l’idée sombre et belle d’un sanglot infini.

 
  Il s’agit d’un enfant. Il ne s’est d’ailleurs jamais agi de rien d’autre. Simplement, nous n’avons jamais su l’entendre. Les bruits de la ville recouvrent cette vérité. Les bruits de la ville : le  réseau dense et bouillonnant de l’activité des grands, flux et reflux de biens et de mots traversés par les désirs mondains… 
 
1) Le sanglot d’un enfant – cela paraît dérisoire et un peu ridicule. A qui ? Depuis quel point de vue ? Secondairement à certains doctes – on verra pourquoi plus loin et pourquoi aussi peut-être ils n’ont pas totalement tort (cf. § 19). Mais tout d’abord aux « grands » – et par grand j’entends, non les mamans ni les papas gâteaux, mais ceux dont les valeurs centrales sont les valeurs sociales. Valeurs sociales : argent et gloire – avoir un nom, une place, une situation; vertus indissociables : être fort, entrer dans la lutte. « Etre un homme », c’est cela – ambition et courage.

 
2) Or Proust suggère – ou bien c’est moi qui le lisant me laisse propulser, peu importe de toute façon car rien de tout cela ne nous appartient plus ni à lui ni à moi – ça suggère disais-je donc que ce sanglot-là, le sanglot de l’enfant, serait l’essentiel.

L’essentiel : deux sens mêlés du mot, l’essence et la plus grande valeur. L’essence d’abord : ce qui est en dessous, le véritable fond qui sous-tend l’apparence. Cela signifie que le sanglot dont il s’agit ici serait ce qui sous-tend la vie de Proust, et si le propos nous intéresse – car après tout la vie singulière de Proust, je m’en fous totalement - peut-être toute vie. Y compris donc celle qui serait tendue vers les valeurs sociales (argent et gloire). Paradoxe assez étrange. Qu’on essaiera de suivre pourtant : c’est sur le fond d’un sanglot inhérent à la vie que les grands de ce monde escaladeraient les podiums et tutti cuanti… La plus grande valeur ensuite : ce qui se jouerait dans un tel sanglot c’est la reconnaissance de l’essentiel de la vie, soit de ce qui vaut par dessus toutes les fausses valeurs qui la recouvrent. Parmi lesquelles bien entendu – y en a t’il d’autres ? – on posera richesse et gloire, soit ce qui est tendu vers les objets du monde. On suggère ainsi que la véritable valeur est hors du monde. En quel sens ? Qu’est-ce qui se joue donc dans cette mer de larmes ?

 
3) « Océan, père de toutes choses » écrit Homère. Et s’il n’y avait, en effet, de monde – bien au sec sous ses multiples croûtes – que par une sorte d’assèchement de l’humide ? Ce qui suppose quelque chose comme un feu. Mais comment le feu viendrait-il de l’eau ? C’est ce que, pourtant, il s’agit de penser si le père de toutes choses, et donc aussi du feu, est Océan. Amusantes les énigmes des Antésocratiques ! Mais ceux-ci se moquaient bien des larmes. Sagesse anté-chrétienne donc.

 
4) Je reviens à Proust et suis la métaphore – dans les deux sens du mot : « être dedans » ce n’est plus seulement suivre mais être ce qu’on suit - qu’on est donc par conséquent lors qu’on le devient. La métaphore donc c’est le battement sourd de la cloche de couvent sous les bruits de la ville. Pas trop difficile apparemment de résonner en cloche…  Mais le faire en couvent c’est déjà plus ardu. On n’avancera pas loin si dans ce dernier mot nous entendons sonner l’idée de couvaison. L’image suggérant de vieilles poules assises sur un œuf absurde parce que non fécondé en attente peut-être d’une divine semence soit d’un énorme phallus clef de jouissance céleste – cette image-là est à exterminer. Elle nous empêcherait de voir l’essentiel. Et puis il y a des choses avec lesquelles on ne rit pas. Ceci m’amène à une petite remarque incidente.

 
5) Mon Dieu ! -  mais que de digressiiions !


6) Les cloches de couvent, disais-je, pour être entendues, demandent à être absolument dissociées du champ sémantique de la couvaison. C’est qu’il y a des lignes de sens qui nous font éternellement rester à la surface, nous rendant incapables d’entrer dans les profondeurs. Tels sont les rails que suivent les rieurs. Les nazis riaient, paraît-il, beaucoup. L’argument n°4 mènerait ainsi tout droit au viol et à la torture. Les choses une fois faites (et bien), je passe au petit sept.

 
7) Le couvent donc : lieu de repli, de recul, d’isolement. Lieu qui n’est donc pas un lieu, une place dans le monde, mais l’espace invisible d’une mise entre parenthèse. Descendre dans une cave, dans une pièce secrète. Dans le ventre d’une mère. Les cloches du couvent : les lentes notes d’ombre tissées de longs silences qui bercent une vie logée dans le giron des mondes. Et voilà : encore mille idées elle aussi bien logées dans le creux d’une idée. Poupées gigognes à l’infini !

 
8) J’ouvre la première. La musique d’abord. Et donc Schopenhauer (dont on sait par ailleurs que Proust a été un lecteur - dans quelle mesure, cela m’importe peu). Je cite le bonhomme : « elle exprime d’une seule manière, par les sons, avec vérité et précision, l’être, l’essence du monde » (Le monde comme volonté et représentation, sur une page quelconque quelque part dans le livre). Soi(en)t les cloches du couvent : ce n’est évidemment pas n’importe quelle musique. Ni du rap, ni du hard rock, ni de la musique de cour. Elles chantent quelque chose comme un Lacrimosa. Et c’est sur le fond de ce chant là que se déploie le mouvement singulier d’une vie en recul – c’est à dire, on l’aura compris, le monde ouvert par et autour de cette vie.  Pas de skate possible ici. Aucun Sister-act assimilable à un mauvais nazisme pour qui a lu la profonde remarque sise en mon petit six. Et pourtant, tout se passe comme si on avait affaire ici à un très mauvais film : les images ne collent pas. D’un côté les cloches du couvent, voilà pour le fond, l’essence musicale du monde, de l’autre une histoire pleine de queues et de têtes se mouvant en tous sens en quête de mille orgasthmes. Un lacrimosa sur un match de football ? sur un film porno ? sur la vie de Bill Gates ? Peut-être Proust – ou moi, c’est le même – entend t’il nous faire comprendre que, de façon inaudible dans le barouf du monde, y a quelque chose qui cloche. Et bien c’est un couvent ! - à son tour recouvert par le très mauvais film qu’est la vie du lecteur, la question restant de savoir qui est la vraie maman – métaphore pour dire l’Etre ou l’objet du désir. Mais je m’emballe déballant les gigognes dans n’importe quel sens. Et j’entends à nouveau ma mère – la vraie ? – qui gueule : « M. range ta chambre ! ». Ces temps-là, eux aussi, ne reviendront jamais.

 
9) Donc je suis le couvent (cf. 4) et ses cloches archaïques recouvertes par la vilaine chanson des klaxons et des cris. Archaïques : dans les Misérables, Jean Valjean et Cosette trouvent refuge chez des sœurs. Dans mes souvenirs, mais peut-être aussi dans le livre - on ne sait jamais - Hugo s’étonne de ce monde dans le monde. C’est, dit-il, un monde de l’ancien temps, désormais impossible, qui continue à vivre en quasi-autarcie dans le cœur de la ville. Personne n’imagine la vie derrière ces murs. On passe devant eux comme on passe devant tout, sans pensée ni désir en projetant nos cartes sur un monde inconnu. Très mauvais géographes : les anciens avaient l’humilité d’écrire sur les bords de leur monde, « terra incognita ». C’est néanmoins partout qu’on aurait du l’écrire si chaque être en ce monde garde en lui la trace, et en tous ses objets et ses lieux parcourus, d’une terre inconnue, invisible au regard, perdue depuis toujours, et cependant jamais vraiment quittée. L’image du couvent choisie par Proust, c’est bien cela : cet invisible non-lieu, ce lieu hors du monde, rendu ici visible. Archaïque : venant d’un autre temps, venant d’un autre monde, un monde disparu. Dans cet archaïque-là, il faut lire l’Arkhé. Arkhè : la source, l’origine, le principe. L’inengendré d’où et par qui émergent les mondes. Ce qui est donc premier. L’Océan chez Homère, la flotte chez Thalès. Et les Larmes chez Proust ? Pas exactement. Restent que les Larmes sont très proches de l’Arkhè – plus proches en tous cas qu’un bon vieux french cancan.
 
10) L’Arkhè donc. Ce n’est pas un petit problème. Le mouvement orporatiste lui-même s’est institué sur la base d’une ontologie fondamentale impliquant une réponse à la question de l’Arkhé.
Je clarifie tout ça : une ontologie fondamentale c’est une théorie de la structure de l’être répondant à la question de savoir ce qui est véritablement par delà les apparences, les erreurs, les illusions. Tout d’abord, inconscients de cette structure mais tout à fait conscient du goût de merde de l’air, nous nous sommes demandés d’où ce dernier pouvait provenir. De là le Kopros comme force des origines et, l’odeur nous semblant largement dépasser les limites de notre Monde, les Mondes infinis comme ses produits figés. Le Kopros semblait alors identique à l’Arkhé. C’est une hypothèse possible. Mais en même temps, comment le Kopros serait-il capable d’engendrer le mouvement même qui s’y oppose ? Cela n’est peut-être pas impossible si 1) le mouvement n’est qu’une opposition apparente, l’illusion donc d’une opposition ; 2) Kopros est plus que Kopros, c’est à dire non réductible aux concepts dans lesquels nous l’avons enfermé. Mais alors reste t’il - et dans quelle mesure - Kopros ? Et puis quoi de Kopros ? Une force maléfique ? N’est-il pas simplement une force aveugle, et donc pas conséquent axiologiquement neutre ? On se doute ici qu’il y a de singuliers conflits d’interprétation:
-          Pour les uns Kopros est le mal et du mal ne peut s’engendrer le bien ; le bien vient donc d’ailleurs : d’une autre puissance, elle positive, la force de la Fantaisie ; l’opposition Kopros / Fantaisie est alors analogue, quoique non équivalente, aux oppositions matière / esprit et diable / dieu. Non équivalente parce que Kopros est une force gorgée d’imaginaire et donc irréductible à ce qu’on entend régulièrement par matière. Qu’il est ensuite impersonnel ce qui s’oppose à toute personnification diabolique. Dans ce cadre on a de toute façon affaire à un dualisme ontologique : à ce qui est, il y aurait deux sources, deux arkhès – le Kopros et la Fantaisie. Mais deux arkhès n’est-ce pas contradictoire ? Car d’où proviennent-elles et d’où provient leur dualité? Le simple fait de pouvoir se poser la question ne montre t’il pas qu’elles ne sauraient se soutenir d’elles-mêmes ? Qu’il y a donc autre chose qui est plus que Kopros et plus que Fantaisie et qui est leur commune origine ?

-          Pourquoi pas alors quelque chose comme les Larmes dont nous venons plus haut d’énoncer la possibilité ? Tantôt mortes, rigides et séchées elles formeraient la croûte d’un monde ; tantôt vivantes, fluides et humides elle distilleraient les structures fixes leur redonnant vie et mobilité. Mais pourquoi donc des Larmes ? Qui pleurerait donc et pourquoi ? Et puis encore : quoi du rire et de la joie ? Apparences, illusions ? La difficulté est et reste la même : engendrer depuis un unique principe l’infinité des formes déterminées du monde. C’est là cependant une hypothèse qu’on essaiera plus loin de suivre – tout au moins à titre de jeu, à voir par après si le jeu est sérieux.

-          Devant une telle difficulté, d’autres fustigent ce qu’ils appellent un « mauvais anthropomorphisme ». Formes secondaires que les Larmes, que Kopros et son contraire, que le bien et le mal, formes secondaires n’existant que pour nous, en réalité produites par la véritable Arkhè qui n’est ni Kopros ni Fantaisie – mais leur source commune, puissance impersonnelle et aveugle, grosse de tous les mondes, grosses de tout ce en quoi nous lisons par après les odeurs de Kopros et de son opposé. Ce qui n’annule cependant rien du Kopros ni de la Fantaisie, mais les resitue à leur véritable place comme point de vue et métaphores sur l’Etre sans image.

-           Enfin pour simplifier le tout, quelques joyeux drilles, dans un grand vent de liberté, affirment pour leur part l’impossibilité de toute ontologie. Il n’y aurait pas d’être mais que des apparences. Et rien derrière. La recherche de l’Arkhè serait cette quête illusoire qui suppose quelque chose d’Un, de Vrai et Solide derrière le Multiple apparent des mondes. Quelque chose comme une volonté de fuir. A ce titre les majuscules qui précédent seraient un beau symptôme. Et ainsi de l’opposition Kopros / Fantaisie qui ne serait qu’une certaine interprétation – à replonger dans le grand bain des apparences. Plouf.

 
11)     On n’échappe pas si facilement à l’O. Ni à K d’ailleurs. O ? K ? 

 
12) Quoiqu’il en soit pour le moment, que nous cheminions au sein de l’Apparence ou bien au cœur de l’Etre, une ontologie des Larmes aura au moins le poids de sa propre apparence. Ce qui n’est déjà pas si mal. A voir par après si on peut aller plus loin. Ce qui sort ainsi de ce qui apparaît – c’est à dire très simplement de la profondeur de cette expérience-là - c’est donc au moins une ontologie imaginaire ou, pour mieux dire, l’imagination d’une ontologie, absolutisation d’une expérience peut-être singulière. Quelle ontologie s’engendre t’elle ainsi depuis ces lignes de Proust ?

 
13)  Des larmes donc. Des larmes qui naissent de la séparation d’avec la Mère, soit le centre vivant, aimant et protecteur du Foyer. Le Foyer c’est la bulle indivise, la totalité chaude et pleine. C’est l’Un parfait et clos, la Maison et l’Intime. Ce qui sépare d’avec la Mère c’est le Monde. Le Monde c’est l’extérieur, l’hors de, l’expulsion du Foyer. C’est, en son essence, le Grand Dehors, le sans refuge. Il brise l’Un et projette le vivant dans le Multiple, le dispersé, le séparé. Les agents de cette brisure sont l’espace et le temps. L’espace : éclatement dehors – hors de la Maison. Le Temps : perte et oubli – disparition des murs. « La possibilité de telles heures ne renaîtra jamais ». Jamais : c’est que naître c’est, en effet, venir au Monde soit être projeté dans le grand dehors, sans possibilité de recul parce qu’on est soi-même un atome de l’immense dehors – du multiple donc, passager et mobile. Nous : un infime rayon dans la Lumière du monde, rayon mortel, petit foyer de vibrations rapidement dissipées dans l’Onde du grand vent.

D’un côté donc l’Un – plénitude de l’indivision, nuit intime du Foyer.
De l’autre la lumière du monde comme étalement, dispersion et brisure de l’Un.
Cette brisure reconnue et connue comme irréparable : la source d’où jaillissent les larmes. Médiation : les larmes sont dans le monde la nostalgie de la nuit qu’a bousillé la lumière crue du monde.


14) Là, évidemment, si j’étais un lettré – et comme je passe mon temps à ouvrir le ventre des gigognes pour, en quête du bébé, retrouver la maman – j’ouvrirais la poupée enfermant Novalis et son Hymne à la nuit. Mais il faut de temps en temps savoir fermer sa gueule. Ce que je fais un court instant.


15) Silence. Hôpital – le monde. Pascal... Que c’est beau !

 
16) Les larmes donc (again). Ces sanglots là, dit Proust (dont je rappelle que je fais et ne fais qu’une explication de texte) « n'ont jamais cessé ». Normal : ils sont l’expression vraie de notre rapport au monde. « Une vallée de larmes », tel est le monde, nécessairement, structurellement puisqu’il est déchirement de la Nuit pleine du monde. Naissance de la souffrance : contemporaine de la lumière la naissance des ténèbres. La Bible avait vu juste avec son Eden aussi rond qu’une pomme et, à sa suite, la chute comme le premier pépin. Or l’histoire ne s’est évidemment pas déroulée qu’une fois. Elle est de chaque instant, pour chacun et pour tous. Chaque œil ouvert, chaque regard jeté sur l’espace vide est en son fond gorgé de larmes. Ce qui fait un grand fleuve, un immense courant. Pour s’en donner l’intuition, il faudrait comme les anges des Ailes du désir pouvoir entendre les sanglots silencieux qui ponctuent l’existence, il faudrait pouvoir faire sauter les verrous invisibles qui nous séparent de tous. Que verrait-on alors ? Des milliards d’existences, une foule innombrable d’appels et de douleurs, toutes unies dans un fleuve qui s’écoule, invisible, derrière le mur du monde. D’où provient donc ce fleuve gigantesque ? De la source qu’est la Mère bien entendue, mère qui jette ses enfants à la porte, qui les expulse dans le monde. Cette Mère c’est l’Arkhè.

 
16) Que gagne t’on à reconnaître ce fleuve dont nos sanglots à nous épousent l’onde intime ? Une intuition, pour tout dire essentielle, que par delà les mondes infinis, leurs lumières et leurs bruits, par delà les milliards de désirs qui séparent l’homme de l’homme, il y a une unité, un grand fleuve invisible et seul vraiment vivant, un grand fleuve de larmes. Celui qui a vu cela, qui a percé le voile de Maya, celui-là n’aura jamais plus le même regard. Derrière les rires et les chansons, derrière les gestes et les paroles, il lira l’éternelle musique, l’éternelle complainte, celle d’un enfant qui pleure parce qu’il est seul au monde, celle-là même que Proust se met à percevoir dans le silence du soir. C’est alors un immense courant de compassion qui se déversera sur les grilles fixes du monde. Effacées dans le regard qui, sans rougir ni pâlir, a contemplé longuement le derrière des mondes, par la pure inversion de l’acte constructeur de nos geôles kopriques, c’est de la Terre bientôt que ces croûtes s'effriteront. Elles retrouveront alors le grand fleuve de larmes. Leur essence mouvante.


17) Hors du monde, derrière tes paroles et derrière ton regard, un grand fleuve invisible qui emporte les vivants. Il s’échappe d’une source, de la Nuit ronde et pleine d’où émergent les mondes. Il ne pourra jamais remonter le courant. Qui voit le fleuve au fond de ton regard, sera pour toi comme une nouvelle mère construisant dans l’onde de la lumière crue quelque chose comme une île, un foyer de pénombre. Dans un Evangile jugé apocryphe, Jésus demandait à ses disciples : « Appelez moi, maman »… Le livre a disparu. Mais je vous en prie, quant à vous, n’hésitez surtout pas ! Car, nouveau prophète, je suis l’Enfant chéri de la Mère des mondes. Son substitut sur terre.

                           Mes enfants, accourez dans les bras de votre nouvelle maman !
 
18) C’est très joli tout ça, mais enfin, quand même, dira t’on. Et on aura raison. L’argument est imparable.
 
19) En voilà un autre : c’est très joli tout ça (bis), mais enfin, n’est-ce pas un peu simplificateur et caricatural votre vision du monde ? Il se trouve qu’il n’y a que les ratés qui passent leur vie à pleurer. Moi, je ris et puis je jouis beaucoup. Et puis le monde humain est infiniment riche. Vous le réduisez à la pure dispersion d’une Lumière qui n’est même pas celle de notre soleil. En gros, vous la voyez comme un néon brûlant et mortel. Vous oubliez toutes les nuances de ce réel-là : de la chaude lumière tamisée de ma chambre au soleil revigorant de midi. Et par derrière ce pauvre néon vous vous exaltez devant le spectacle de milliards de vie arque boutées contre le temps et passant ce dernier, qui malgré tout les entraîne, à pleurer leur mère. Vous oubliez ainsi ces tensions vers l’avenir porteuses de mille créations qui transforment de fond en comble le champ mobile de la réalité. Bref, Monsieur M.L, vous êtes un raté.

 
20) Qui a dit le contraire ? Je n’ai jamais prétendu avoir rien réussi.

 
21) Si, une crêpe, une fois.

 
22)  Mais enfin quand même, si l’on suit l’imaginaire de cette ontologie-là, imaginaire qui, s’ancrant dans l’expérience douloureuse de la perte, a sa vérité affective, on pourra peut-être répondre que :
       a)  Rater sa vie est, somme toute, assez commun, car la mascarade se termine rarement par une fête.

b)     Le petit roquet du § 19 perçoit ainsi le temps à la mesure de sa petite vie, oubliant totalement le temps infini.

c)      Si l’essence du monde est la Lumière qui disperse et étale, et si nous ne vivons pas dans la conscience de cette lumière là c’est peut-être parce que :

1)             Elle nous est cachée par les grilles illusoires que nous jetons sur elle. C’est le sens du Phantasthme.

2)             Grilles qui se révèlent à nous dans des expériences-limites, véritables crises de l’existence, lors que le sol vacille.

3)             L’activité humaine, consciente de sa chute, tend à reconstruire, précaires et fragiles, dans la lumière du monde des îlots de ciel bleu.


Lacrimosa dies illa, Qua resurget ex favilla
Judicandus homo reus. Huic ergo parce, Deus :
Pie Jesu Domine Dona eis requiem.
Amen.

 
                                                                                                                                  M.L