Un sanglot
infini
Voyage au plus
près de l’Origine
Toujours à la
recherche d’une Super-Maman, ennemie de puissance et anti-Dieu le père, M.L,
lisant, pour une fois, une page de Proust, nous invite à saisir avec ce dernier
la profondeur du réel dans la chair affective d’une souffrance singulière.
Derrière le chant du monde, il nous faudrait entendre une toute autre chanson
faite de mille sanglots, fond réel du réel, notes sombres et vraies sous le
voile des faux-airs. On devine que M.L, attendant que les prêtres aient finis
leur office, aime fréquenter l’ombre des églises vides, contempler le silence
des flammes qui se consument et sentir naître en lui les notes hautes et belles
de ces Lacrimosa desquels il s’est nourri. « Encore un beau
symptôme », jette à nouveau Z.P (cf. le préambule d’un autre texte de M.L). Ce
dernier, amoureux du soleil et des mille fantaisies bariolées du réel, rappelle
régulièrement au petit ecclésiaste les bienfaits qu’aurait sur lui – et, par là-même,
sur tous ceux qui le supportent - une petite psychanalyse : « il
serait bon, dit-il, de soigner cette vieille neurasthénie qui t’empêche de
goûter aux joies de la vie ! – et notamment à celles que procure la
lecture de mes écrits… ». Le monde de M.L c’est, en effet, au dire de Z.P,
toujours le même, le monde « pauvre et simpliste d’un bébé qui
sanglote ». « Mais, lui dit à nouveau Z.P, il serait bon
de grandir car le monde est changement, invention, chatoiement permanent et
s’il convient, en effet, de maudire ses formes basses, ce n’est pas en revenant
à un ordre antérieur que tu pourras le combattre ». A quoi M.L, répond
toujours en prophète « Fuite, fuite et errance ! »,
saute à pieds joints sur le durillon de Z.P puis lui indique la Voie dans les
larmes qui jaillissent des yeux du nietzschéen : « Suis le Fleuve – c’est
le Tao ». Avant que l’autre ne reprenne son souffle, il court ensuite se
barricader dans la pièce d’à côté et entame un tonitruant Dies Irae pendant que
l’ami Z.P tambourine sauvagement à la porte. « Le Christ et la
brute ; le sage et la force ; la force du faible ; la
faiblesse du fort, etc. » persifle alors M.L, bien en sécurité,
pendant que l’autre bouillonne. Et ainsi à peu près à toutes nos réunions…
Nous, gentils membres du mouvement orporatiste, nous avons ri un peu. Tout au
moins au début. Mais, enfin maintenant, nous demandons assez
solennellement :
quand
cette comédie va t’elle donc cesser ?
« La muraille de l'escalier, où je vis monter le
reflet de sa bougie n'existe plus depuis longtemps. En moi aussi bien des
choses ont été détruites que je croyais devoir durer toujours et de nouvelles
se sont édifiées donnant naissance à des peines et à des joies nouvelles que je
n'aurais pu prévoir alors, de même que les anciennes me sont devenues
difficiles à comprendre. Il y a bien longtemps aussi que mon père a cessé de
pouvoir dire à maman : « Va avec le petit. » La possibilité de
telles heures ne renaîtra jamais pour moi. Mais depuis peu de temps, je
recommence à très bien percevoir si je prête l'oreille, les sanglots que j'eus
la force de contenir devant mon père et qui n'éclatèrent que quand je me
retrouvai seul avec maman. En réalité ils n'ont jamais cessé ; et c'est
seulement parce que la vie se tait maintenant davantage autour de moi que je
les entends de nouveau, comme ces cloches de couvents que couvrent si bien les
bruits de la ville pendant le jour qu'on les croirait arrêtées mais qui se
remettent à sonner dans le silence du soir. »
Marcel Proust, Du côté de chez Swann
Voilà
une de ces pages dont la lecture éveille immédiatement en moi le désir
d’écrire. Comme si, condensées en elles, il y avait un amas de pensées gorgées
d’affects puissants qui, pressant en tous sens sur les bords des mots, rêve de
se déployer. Ce qui est dit ici ne se laisse ni réduire ni enfermer. Dans la
rencontre avec ces phrases, hors de moi comme des limites de la page, un
nouveau foyer de sens apparaît – une constellation tournoyant autour de l’idée
sombre et belle d’un sanglot infini.
Il s’agit d’un enfant. Il ne s’est d’ailleurs jamais agi de rien d’autre.
Simplement, nous n’avons jamais su l’entendre. Les bruits de la ville recouvrent
cette vérité. Les bruits de la ville : le réseau dense et
bouillonnant de l’activité des grands, flux et reflux de biens et de mots
traversés par les désirs mondains…
1)
Le sanglot d’un enfant – cela paraît dérisoire et un peu ridicule. A qui ?
Depuis quel point de vue ? Secondairement à certains doctes – on verra
pourquoi plus loin et pourquoi aussi peut-être ils n’ont pas totalement tort
(cf. § 19). Mais tout d’abord aux « grands » – et par grand
j’entends, non les mamans ni les papas gâteaux, mais ceux dont les valeurs
centrales sont les valeurs sociales. Valeurs sociales : argent et gloire –
avoir un nom, une place, une situation; vertus indissociables : être fort,
entrer dans la lutte. « Etre un homme », c’est cela – ambition et
courage.
2)
Or Proust suggère – ou bien c’est moi qui le lisant me laisse propulser, peu
importe de toute façon car rien de tout cela ne nous appartient plus ni à lui
ni à moi – ça suggère disais-je donc que ce sanglot-là, le sanglot de l’enfant,
serait l’essentiel.
L’essentiel :
deux sens mêlés du mot, l’essence et la plus grande valeur. L’essence
d’abord : ce qui est en dessous, le véritable fond qui sous-tend
l’apparence. Cela signifie que le sanglot dont il s’agit ici serait ce qui
sous-tend la vie de Proust, et si le propos nous intéresse – car après tout la
vie singulière de Proust, je m’en fous totalement - peut-être toute vie. Y
compris donc celle qui serait tendue vers les valeurs sociales (argent et
gloire). Paradoxe assez étrange. Qu’on essaiera de suivre pourtant : c’est
sur le fond d’un sanglot inhérent à la vie que les grands de ce monde
escaladeraient les podiums et tutti cuanti… La plus grande valeur ensuite :
ce qui se jouerait dans un tel sanglot c’est la reconnaissance de l’essentiel
de la vie, soit de ce qui vaut par dessus toutes les fausses valeurs qui la
recouvrent. Parmi lesquelles bien entendu – y en a t’il d’autres ? – on
posera richesse et gloire, soit ce qui est tendu vers les objets du monde. On
suggère ainsi que la véritable valeur est hors du monde. En quel sens ?
Qu’est-ce qui se joue donc dans cette mer de larmes ?
3)
« Océan, père de toutes choses » écrit Homère. Et s’il n’y
avait, en effet, de monde – bien au sec sous ses multiples croûtes – que par
une sorte d’assèchement de l’humide ? Ce qui suppose quelque chose comme
un feu. Mais comment le feu viendrait-il de l’eau ? C’est ce que,
pourtant, il s’agit de penser si le père de toutes choses, et donc aussi du
feu, est Océan. Amusantes les énigmes des Antésocratiques ! Mais ceux-ci
se moquaient bien des larmes. Sagesse anté-chrétienne donc.
4)
Je reviens à Proust et suis la métaphore – dans les deux sens du mot :
« être dedans » ce n’est plus seulement suivre mais être ce qu’on
suit - qu’on est donc par conséquent lors qu’on le devient. La métaphore donc
c’est le battement sourd de la cloche de couvent sous les bruits de la ville.
Pas trop difficile apparemment de résonner en cloche… Mais le faire en
couvent c’est déjà plus ardu. On n’avancera pas loin si dans ce dernier mot
nous entendons sonner l’idée de couvaison. L’image suggérant de vieilles poules
assises sur un œuf absurde parce que non fécondé en attente peut-être d’une
divine semence soit d’un énorme phallus clef de jouissance céleste – cette
image-là est à exterminer. Elle nous empêcherait de voir l’essentiel. Et puis
il y a des choses avec lesquelles on ne rit pas. Ceci m’amène à une petite
remarque incidente.
5)
Mon Dieu ! - mais que de digressiiions !
6)
Les cloches de couvent, disais-je, pour être entendues, demandent à être
absolument dissociées du champ sémantique de la couvaison. C’est qu’il y a des
lignes de sens qui nous font éternellement rester à la surface, nous rendant
incapables d’entrer dans les profondeurs. Tels sont les rails que suivent les
rieurs. Les nazis riaient, paraît-il, beaucoup. L’argument n°4 mènerait ainsi
tout droit au viol et à la torture. Les choses une fois faites (et bien), je
passe au petit sept.
7)
Le couvent donc : lieu de repli, de recul, d’isolement. Lieu qui n’est
donc pas un lieu, une place dans le monde, mais l’espace invisible d’une
mise entre parenthèse. Descendre dans une cave, dans une pièce secrète. Dans le
ventre d’une mère. Les cloches du couvent : les lentes notes d’ombre
tissées de longs silences qui bercent une vie logée dans le giron des mondes.
Et voilà : encore mille idées elle aussi bien logées dans le creux d’une
idée. Poupées gigognes à l’infini !
8)
J’ouvre la première. La musique d’abord. Et donc Schopenhauer (dont on sait par
ailleurs que Proust a été un lecteur - dans quelle mesure, cela m’importe
peu). Je cite le bonhomme : « elle exprime d’une seule
manière, par les sons, avec vérité et précision, l’être, l’essence du monde »
(Le monde comme volonté et représentation, sur une page quelconque
quelque part dans le livre). Soi(en)t les cloches du couvent : ce n’est
évidemment pas n’importe quelle musique. Ni du rap, ni du hard rock, ni de la
musique de cour. Elles chantent quelque chose comme un Lacrimosa. Et
c’est sur le fond de ce chant là que se déploie le mouvement singulier d’une
vie en recul – c’est à dire, on l’aura compris, le monde ouvert par et autour
de cette vie. Pas de skate possible ici. Aucun Sister-act
assimilable à un mauvais nazisme pour qui a lu la profonde remarque sise en mon
petit six. Et pourtant, tout se passe comme si on avait affaire ici à un très
mauvais film : les images ne collent pas. D’un côté les cloches du
couvent, voilà pour le fond, l’essence musicale du monde, de l’autre une
histoire pleine de queues et de têtes se mouvant en tous sens en quête de mille
orgasthmes.
Un lacrimosa sur un match de football ? sur un film porno ?
sur la vie de Bill Gates ? Peut-être Proust – ou moi, c’est le même –
entend t’il nous faire comprendre que, de façon inaudible dans le barouf du
monde, y a quelque chose qui cloche. Et bien c’est un couvent ! - à son
tour recouvert par le très mauvais film qu’est la vie du lecteur, la question
restant de savoir qui est la vraie maman – métaphore pour dire l’Etre ou
l’objet du désir. Mais je m’emballe déballant les gigognes dans n’importe quel
sens. Et j’entends à nouveau ma mère – la vraie ? – qui gueule :
« M. range ta chambre ! ». Ces temps-là, eux aussi, ne
reviendront jamais.
9)
Donc je suis le couvent (cf. 4) et ses cloches archaïques recouvertes par la
vilaine chanson des klaxons et des cris. Archaïques : dans les
Misérables, Jean Valjean et Cosette trouvent refuge chez des sœurs. Dans
mes souvenirs, mais peut-être aussi dans le livre - on ne sait jamais - Hugo
s’étonne de ce monde dans le monde. C’est, dit-il, un monde de l’ancien temps,
désormais impossible, qui continue à vivre en quasi-autarcie dans le cœur de la
ville. Personne n’imagine la vie derrière ces murs. On passe devant eux comme
on passe devant tout, sans pensée ni désir en projetant nos cartes sur un monde
inconnu. Très mauvais géographes : les anciens avaient l’humilité d’écrire
sur les bords de leur monde, « terra incognita ». C’est
néanmoins partout qu’on aurait du l’écrire si chaque être en ce monde garde en
lui la trace, et en tous ses objets et ses lieux parcourus, d’une terre
inconnue, invisible au regard, perdue depuis toujours, et cependant jamais
vraiment quittée. L’image du couvent choisie par Proust, c’est bien cela :
cet invisible non-lieu, ce lieu hors du monde, rendu ici visible.
Archaïque : venant d’un autre temps, venant d’un autre monde, un monde
disparu. Dans cet archaïque-là, il faut lire l’Arkhé. Arkhè : la source,
l’origine, le principe. L’inengendré d’où et par qui émergent les mondes. Ce
qui est donc premier. L’Océan chez Homère, la flotte chez Thalès. Et les Larmes
chez Proust ? Pas exactement. Restent que les Larmes sont très proches de
l’Arkhè – plus proches en tous cas qu’un bon vieux french cancan.
10)
L’Arkhè donc. Ce n’est pas un petit problème. Le mouvement orporatiste lui-même
s’est institué sur la base d’une ontologie fondamentale impliquant une réponse
à la question de l’Arkhé.
Je
clarifie tout ça : une ontologie fondamentale c’est une théorie de la
structure de l’être répondant à la question de savoir ce qui est
véritablement par delà les apparences, les erreurs, les illusions. Tout
d’abord, inconscients de cette structure mais tout à fait conscient du goût de
merde de l’air, nous nous sommes demandés d’où ce dernier pouvait provenir. De
là le Kopros
comme force des origines et, l’odeur nous semblant largement dépasser les
limites de notre Monde, les Mondes infinis comme ses produits figés. Le Kopros
semblait alors identique à l’Arkhé. C’est une hypothèse possible. Mais en même
temps, comment le Kopros serait-il capable d’engendrer le mouvement même qui
s’y oppose ? Cela n’est peut-être pas impossible si 1) le mouvement
n’est qu’une opposition apparente, l’illusion donc d’une opposition ; 2)
Kopros est plus que Kopros, c’est à dire non réductible aux concepts dans
lesquels nous l’avons enfermé. Mais alors reste t’il - et dans quelle mesure -
Kopros ? Et puis quoi de Kopros ? Une force maléfique ? N’est-il
pas simplement une force aveugle, et donc pas conséquent axiologiquement neutre
? On se doute ici qu’il y a de singuliers conflits d’interprétation:
- Pour les uns
Kopros est le mal et du mal ne peut s’engendrer le bien ; le bien vient
donc d’ailleurs : d’une autre puissance, elle positive, la force de la Fantaisie ;
l’opposition Kopros / Fantaisie est alors analogue, quoique non équivalente,
aux oppositions matière / esprit et diable / dieu. Non équivalente parce que Kopros
est une force gorgée d’imaginaire et donc irréductible à ce qu’on entend
régulièrement par matière. Qu’il est ensuite impersonnel ce qui s’oppose à
toute personnification diabolique. Dans ce cadre on a de toute façon affaire à
un dualisme ontologique : à ce qui est, il y aurait deux sources, deux
arkhès – le Kopros et la Fantaisie. Mais deux arkhès n’est-ce pas
contradictoire ? Car d’où proviennent-elles et d’où provient leur
dualité? Le simple fait de pouvoir se poser la question ne montre t’il pas qu’elles
ne sauraient se soutenir d’elles-mêmes ? Qu’il y a donc autre chose qui
est plus que Kopros et plus que Fantaisie et qui est leur commune
origine ?
- Pourquoi pas
alors quelque chose comme les Larmes dont nous venons plus haut d’énoncer la
possibilité ? Tantôt mortes, rigides et séchées elles formeraient la croûte
d’un monde ; tantôt vivantes, fluides et humides elle distilleraient les
structures fixes leur redonnant vie et mobilité. Mais pourquoi donc des
Larmes ? Qui pleurerait donc et pourquoi ? Et puis encore : quoi
du rire et de la joie ? Apparences, illusions ? La difficulté
est et reste la même : engendrer depuis un unique principe l’infinité des
formes déterminées du monde. C’est là cependant une hypothèse qu’on essaiera
plus loin de suivre – tout au moins à titre de jeu, à voir par après si le jeu
est sérieux.
- Devant une
telle difficulté, d’autres fustigent ce qu’ils appellent un « mauvais
anthropomorphisme ». Formes secondaires que les Larmes, que Kopros et son
contraire, que le bien et le mal, formes secondaires n’existant que pour nous,
en réalité produites par la véritable Arkhè qui n’est ni Kopros ni Fantaisie –
mais leur source commune, puissance impersonnelle et aveugle, grosse de tous
les mondes, grosses de tout ce en quoi nous lisons par après les odeurs de
Kopros et de son opposé. Ce qui n’annule cependant rien du Kopros ni de la
Fantaisie, mais les resitue à leur véritable place comme point de vue et
métaphores sur l’Etre sans image.
- Enfin
pour simplifier le tout, quelques joyeux drilles, dans un grand vent de
liberté, affirment pour leur part l’impossibilité de toute ontologie. Il n’y
aurait pas d’être mais que des apparences. Et rien derrière. La recherche de
l’Arkhè serait cette quête illusoire qui suppose quelque chose d’Un, de Vrai et
Solide derrière le Multiple apparent des mondes. Quelque chose comme une
volonté de fuir. A ce titre les majuscules qui précédent seraient un beau
symptôme. Et ainsi de l’opposition Kopros / Fantaisie qui ne serait qu’une
certaine interprétation – à replonger dans le grand bain des apparences. Plouf.
11) On n’échappe
pas si facilement à l’O. Ni à K d’ailleurs. O ? K ?
12)
Quoiqu’il en soit pour le moment, que nous cheminions au sein de l’Apparence ou
bien au cœur de l’Etre, une ontologie des Larmes aura au moins le poids de sa
propre apparence. Ce qui n’est déjà pas si mal. A voir par après si on peut
aller plus loin. Ce qui sort ainsi de ce qui apparaît – c’est à dire très
simplement de la profondeur de cette expérience-là - c’est donc au moins une
ontologie imaginaire ou, pour mieux dire, l’imagination d’une ontologie,
absolutisation d’une expérience peut-être singulière. Quelle ontologie
s’engendre t’elle ainsi depuis ces lignes de Proust ?
13)
Des larmes donc. Des larmes qui naissent de la séparation d’avec la Mère, soit
le centre vivant, aimant et protecteur du Foyer. Le Foyer c’est la bulle
indivise, la totalité chaude et pleine. C’est l’Un parfait et clos, la Maison
et l’Intime. Ce qui sépare d’avec la Mère c’est le Monde. Le Monde c’est
l’extérieur, l’hors de, l’expulsion du Foyer. C’est, en son essence, le Grand
Dehors, le sans refuge. Il brise l’Un et projette le vivant dans le Multiple,
le dispersé, le séparé. Les agents de cette brisure sont l’espace et le temps.
L’espace : éclatement dehors – hors de la Maison. Le Temps : perte et
oubli – disparition des murs. « La possibilité de telles heures ne
renaîtra jamais ». Jamais : c’est que naître c’est, en effet,
venir au Monde soit être projeté dans le grand dehors, sans possibilité de
recul parce qu’on est soi-même un atome de l’immense dehors – du multiple
donc, passager et mobile. Nous : un infime rayon dans la Lumière du monde,
rayon mortel, petit foyer de vibrations rapidement dissipées dans l’Onde du
grand vent.
D’un
côté donc l’Un – plénitude de l’indivision, nuit intime du Foyer.
De
l’autre la lumière du monde comme étalement, dispersion et brisure de l’Un.
Cette
brisure reconnue et connue comme irréparable : la source d’où jaillissent
les larmes. Médiation : les larmes sont dans le monde la nostalgie de la
nuit qu’a bousillé la lumière crue du monde.
14)
Là, évidemment, si j’étais un lettré – et comme je passe mon temps à ouvrir le ventre
des gigognes pour, en quête du bébé, retrouver la maman – j’ouvrirais la poupée
enfermant Novalis et son Hymne à la nuit. Mais il faut de temps en temps
savoir fermer sa gueule. Ce que je fais un court instant.
15)
Silence. Hôpital – le monde. Pascal... Que c’est beau !
16)
Les larmes donc (again). Ces sanglots là, dit Proust (dont je rappelle que je
fais et ne fais qu’une explication de texte) « n'ont jamais
cessé ». Normal : ils sont l’expression vraie de notre
rapport au monde. « Une vallée de larmes », tel est le monde,
nécessairement, structurellement puisqu’il est déchirement de la Nuit pleine du
monde. Naissance de la souffrance : contemporaine de la lumière la
naissance des ténèbres. La Bible avait vu juste avec son Eden aussi rond
qu’une pomme et, à sa suite, la chute comme le premier pépin. Or l’histoire ne
s’est évidemment pas déroulée qu’une fois. Elle est de chaque instant, pour
chacun et pour tous. Chaque œil ouvert, chaque regard jeté sur l’espace vide
est en son fond gorgé de larmes. Ce qui fait un grand fleuve, un immense
courant. Pour s’en donner l’intuition, il faudrait comme les anges des Ailes
du désir pouvoir entendre les sanglots silencieux qui ponctuent
l’existence, il faudrait pouvoir faire sauter les verrous invisibles qui nous
séparent de tous. Que verrait-on alors ? Des milliards d’existences, une
foule innombrable d’appels et de douleurs, toutes unies dans un fleuve qui
s’écoule, invisible, derrière le mur du monde. D’où provient donc ce
fleuve gigantesque ? De la source qu’est la Mère bien entendue, mère
qui jette ses enfants à la porte, qui les expulse dans le monde. Cette Mère
c’est l’Arkhè.
16)
Que gagne t’on à reconnaître ce fleuve dont nos sanglots à nous épousent
l’onde intime ? Une intuition, pour tout dire essentielle, que par delà
les mondes infinis, leurs lumières et leurs bruits, par delà les milliards de
désirs qui séparent l’homme de l’homme, il y a une unité, un grand fleuve
invisible et seul vraiment vivant, un grand fleuve de larmes. Celui qui a vu cela,
qui a percé le voile de Maya, celui-là n’aura jamais plus le même regard.
Derrière les rires et les chansons, derrière les gestes et les paroles, il lira
l’éternelle musique, l’éternelle complainte, celle d’un enfant qui pleure parce
qu’il est seul au monde, celle-là même que Proust se met à percevoir dans le
silence du soir. C’est alors un immense courant de compassion qui se déversera
sur les grilles fixes du monde. Effacées dans le regard qui, sans rougir ni
pâlir, a contemplé longuement le derrière des mondes, par la pure inversion de
l’acte constructeur de nos geôles kopriques, c’est de la Terre bientôt que ces
croûtes s'effriteront. Elles retrouveront alors le grand fleuve de larmes. Leur
essence mouvante.
17) Hors du monde, derrière tes paroles et derrière ton regard, un grand fleuve
invisible qui emporte les vivants. Il s’échappe d’une source, de la Nuit
ronde et pleine d’où émergent les mondes. Il ne pourra jamais remonter le
courant. Qui voit le fleuve au fond de ton regard, sera pour toi comme une
nouvelle mère construisant dans l’onde de la lumière crue quelque chose comme
une île, un foyer de pénombre. Dans un Evangile jugé apocryphe, Jésus demandait
à ses disciples : « Appelez moi, maman »… Le livre a disparu.
Mais je vous en prie, quant à vous, n’hésitez surtout pas ! Car, nouveau
prophète, je suis l’Enfant chéri de la Mère des mondes. Son substitut sur
terre.
Mes enfants, accourez dans les bras de
votre nouvelle maman !
18)
C’est très joli tout ça, mais enfin, quand même, dira t’on. Et on aura raison.
L’argument est imparable.
19)
En voilà un autre : c’est très joli tout ça (bis), mais enfin, n’est-ce
pas un peu simplificateur et caricatural votre vision du monde ? Il se
trouve qu’il n’y a que les ratés qui passent leur vie à pleurer. Moi, je ris et
puis je jouis beaucoup. Et puis le monde humain est infiniment riche. Vous le
réduisez à la pure dispersion d’une Lumière qui n’est même pas celle de notre
soleil. En gros, vous la voyez comme un néon brûlant et mortel. Vous oubliez
toutes les nuances de ce réel-là : de la chaude lumière tamisée de ma
chambre au soleil revigorant de midi. Et par derrière ce pauvre néon vous vous
exaltez devant le spectacle de milliards de vie arque boutées contre le temps et
passant ce dernier, qui malgré tout les entraîne, à pleurer leur mère. Vous
oubliez ainsi ces tensions vers l’avenir porteuses de mille créations qui
transforment de fond en comble le champ mobile de la réalité. Bref, Monsieur
M.L, vous êtes un raté.
20)
Qui a dit le contraire ? Je n’ai jamais prétendu avoir rien réussi.
21)
Si, une crêpe, une fois.
22)
Mais enfin quand même, si l’on suit l’imaginaire de cette ontologie-là,
imaginaire qui, s’ancrant dans l’expérience douloureuse de la perte, a sa vérité
affective, on pourra peut-être répondre que :
a) Rater sa vie
est, somme toute, assez commun, car la mascarade se termine rarement par une
fête.
b) Le petit
roquet du § 19 perçoit ainsi le temps à la mesure de sa petite vie, oubliant
totalement le temps infini.
c) Si l’essence
du monde est la Lumière qui disperse et étale, et si nous ne vivons pas dans la
conscience de cette lumière là c’est peut-être parce que :
1)
Elle nous est cachée par les grilles illusoires que nous jetons
sur elle. C’est le sens du Phantasthme.
2)
Grilles qui se révèlent à nous dans des expériences-limites,
véritables crises de l’existence, lors que le sol vacille.
3)
L’activité humaine, consciente de sa chute, tend à reconstruire,
précaires et fragiles, dans la lumière du monde des îlots de ciel bleu.
Lacrimosa
dies illa, Qua resurget ex favilla
Judicandus
homo reus. Huic ergo parce, Deus :
Pie
Jesu Domine Dona eis requiem.
Amen.
M.L