Le Grand Dehors
Extrait commenté de La grande vie, de Le Clézio
On comprendra sans peine
qu’il s’agit ici d’une nouvelle vision des fins fonds de Copros engageant une
redéfinition du mouvement nikocopre autour de la figure christiano-bouddhiste
d’une Super-Maman.
« Elle
s’est assis auprès de Pouce qui continuait de dormir. Et pour la deuxième fois
depuis le début de leur voyage, elle a ressenti un grand vide, presque un
désespoir, qui déchirait et trouait l’intérieur de son corps. C’était si
profond, si terrible, ici dans la nuit, sur la plage déserte avec le corps de
Pouce endormi dans le sable et ses cheveux bougeant dans le vent, avec le bruit
lent et impitoyable de la mer et de la lumière de la lune, c’était si
douloureux que Poussy a un peu gémi, pliée sur elle-même.
Qu’est-ce
que c’était ? Poussy ne le savait pas. C’était comme d’être perdue, à
des milliers de kilomètres, au fond de l’espace, sans espoir de se retrouver
jamais, comme d’être abandonnée de tous, et de sentir autour de soi la mort, la
peur, le danger, sans savoir où s’échapper. Peut-être que c’était un cauchemar
qu’elle faisait, depuis son enfance, quand autrefois elle se réveillait la nuit
couverte d’une sueur glacée, et qu’elle appelait : « Maman !
Maman ! » en sachant qu’il n’y avait personne qui répondait à ce
nom-là, et que rien ne pourrait apaiser sa détresse, ni surtout la main de
maman Janine qui se posait sur son bras tandis que sa voix étouffée
disait : « Je suis là, n’aie pas peur », mais elle, de tout son
être, jusqu’aux plus infimes parties de son corps, protestait en silence :
« Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai ! » »
J.M Le Clézio,
extrait de La grande vie
L’évidence renaît cent fois que la littérature a cent mille fois plus à dire
que la philosophie. C’est qu’elle ne se sépare qu’à peine de la chair du monde
– alors que, on le sait depuis Nietzsche, le philosophe tend à s’échapper dans
un monde de cristal aux formes pures mais mortes. Qu’on en juge ! Le
Clézio nous livre ici une très grande page qui vient illuminer sa nouvelle La
grande vie, lui servant pour ainsi dire de centre métaphysique.
La grande vie c’est bien sûr la vraie vie qui est toujours ailleurs. « Out ot the world », dira Baudelaire. Nous sommes ici dans ces
tonalités. La grande vie c’est, en effet, l’histoire de deux sœurs de
petites conditions, Pouce et Poussy, travailleuses donc exploités, offrant leur
corps au monde, dans une chaîne de montage ou un supermarché. Mais leur tête
est ailleurs. Ailleurs ? Dans le rêve d’une grande vie, la vie princière,
la vie des grands, celle de ceux qui la survolent en jet ou Ferrari, une vie
sans aigreur, une vie pleine et riche telle qu’elle s’étale derrière leur écran
de télé. Elles rêvent comme tous de l’autre côté du monde, ce monde vide du
béton, ce monde gris du travail, cette vallée de larmes. Alors, un jour, elles
décident de partir, de tout quitter pour vivre la grande vie. Sur la
côte, toutes proches de l’Azur et sans un sou en poche, elles volent ainsi
d’hôtels en hôtels échappant aux tauliers qui reniflent leur argent. Jusqu’à ce
que les choses se mettent à moins bien tourner… les tenanciers d’hôtels qui
demandent à être payés d’avance, la faim qui croît puis la maladie. La joie de
vivre se perd peu à peu, les filets qui les soutenaient au dessus du réel se
délitent. Les filles s’engouffre lentement dans le Grand Dehors.
Qu’est-ce donc que ce Grand Dehors ? Ce n’est pas la rue, ce n’est pas la
plage, ce n’est pas la mer, ce ne sont pas les montagnes, ce n’est pas le
désert, ce n’est même pas l’espace vide et mort de la lune ni celui, encore
mieux, qui, noir et infini, entoure le cosmonaute projeté dans le vide. Ce
n’est aucun de tous ceux-là même si certaines de ces images sont plus propices
à nous faire entrevoir ce que nul œil ne pourra jamais voir ni aucun mot
décrire. Et pour cause puisque ce dont il s’agit est derrière les images
et les mots, comme ce qu’ils conjurent, comme ce à quoi structurellement
ils échappent, le grand silence du réel qui n’est pas fait pour nous et
qui se révèle au sein de l’angoisse muette, affection fondamentale selon Heidegger
en ce qu’elle nous met, dans sa pureté, face à face avec ce qui est et ce que
nous sommes par delà les voiles illusoires et mensongers de la quotidienneté.
C’est donc sur
le chemin du grand silence, de la fin de tous les chemins (les sentiers, traces
par lesquelles l’homme domestique le monde en y posant sa marque et son
orientation), de l’absence de tout Azur… que nous entraîne cette page
magnifique. Je n’en ferai pas, comme il le faudrait pourtant, une analyse
détaillée (j’entends ici par analyse non le genre de dissection caractérisée
dont sont souvent amateurs les professeurs de littérature mais le dépliement et
le déploiement du monde de sens condensé en ces phrases). Qu’est-ce qui résonne
immédiatement ? D’abord le grand vide et le trou dans le corps : ce
corps naturellement si plein et si dense de désirs qui le projettent autour,
qui le projettent dehors dans un monde bien à lui, ce corps d’un seul coup,
inutilisable, se ramasse en lui-même et découvre en son centre un cratère d’où
ne jaillit plus aucun feu vivant. Grand vide dans l’espace, grand vide au creux
du corps – en guise d’œil de Dieu se révèle « un orbite, vaste, noir et
sans fond » (De Nerval). Et pourtant tout autour semble toujours le
même : il y a la plage, sa sœur Pouce endormie, et qui rêve sûrement, le
vent et le bruit de la mer ; il y a là tout autour des sentiers pour les
songes. Que n’a t’elle rêvé du chant que fait la mer ! Et pourtant, ce
chant se fait bruit sans pitié. Il se fait silence. Le sens s’échappe des choses
et les choses apparaissent, monstrueuses, venues du fond d’un temps qui n’est
pas fait pour nous. Désespoir sûrement mais désespoir vrai : pour la
première fois le monde s’étale sans la couche de sens que le corps désirant
vient projeter sur elle. Pour la première fois, se révèle à ses yeux l’horreur
qu’est le monde, le cauchemar de vivre sur une terre sans foyer.
« Qu’est-ce
que c’était ? ». Rien, aucun danger, aucune menace, rien de visible. La peur, dit
Heidegger, a encore quelque chose de rassurant. C’est qu’on peut s’échapper de
ce qui nous fait peur. On peut encore courir, se réfugier chez soi. Mais
l’angoisse ? Où se réfugier lorsqu’aucune menace ne peut être cernée,
lorsqu’autour de nous tout est toujours le même, sauf la tonalité à travers
laquelle se révèle ce même. Comment échapper à la lumière crue dans laquelle se
révèle désormais pour nous le monde ? Poussy souffre « sans savoir
où s’échapper ». C’est qu’il n’y a pas plus de lieu où fuir vers
l’ailleurs : ce dont Poussy veut s’échapper c’est du monde comme tel. Ce
qu’elle découvre alors dans l’absence de foyer, dans le néant de chez soi, dans
le mensonge des mères – « je suis là » mais il n’y a personne,
« promesse de l’aube », promesse jamais tenue dira Romain Gary
- qu’on ne cesse d’appeler pour recouvrir le monde d’une bulle protectrice,
dans l’absence d’amour, dans l’absence de sens c’est la réalité première du
« hors de chez soi » (Heidegger, Etre et temps, § 40).
Aussi comprend t’elle que l’existence des hommes, que sa propre existence a
toujours été fuite. Fuite impossible hors de l’hors de chez soi, couverture du
monde par une bulle illusoire rassurante et familière comme si le réel était
tissé pour nous. « L’être-au-monde rassuré-familier est un mode de
l’étrang(èr)eté du Dasein et non pas l’inverse. Le hors-de-chez-soi doit être
conçu ontologico-existentialement comme le phénomène plus originaire. »,
dit ainsi Heidegger. Je traduis : nous sommes constitutivement jeté dans
le monde, dans un monde étranger qui n’est pas fait pour nous. C’est pourtant
sur le sol de cette étrangeté, sol dont nous avons tous un savoir caché – celui
de la mort et de la solitude, savoir que révèlent, par exemple, les grandes
religions pour aussitôt le nier – c’est pourtant sur ce sol, disais-je, que
nous faisons pousser les illusions humaines comme autant de dénis.
Or ce que
révèle et fait naître ce texte, c’est un immense courant de compassion. Lorsque
je plonge de l’autre côté des mondes pour saisir leur sans-fond, je retrouve
pourtant, là, dehors, devant moi, le même enfant qui joue et qui appelle
maman, la même fille qui dort, confiante sur mes genoux, les mêmes êtres qui
courent enivrés de désirs… Le même monde éclairé par l’ombre du puit sans fond
d’où émergent les mondes. Alors dans l’instant même où tout sombre, illusoire,
s’embrase au cœur du vide quelque nouveau foyer :s’il n’y a pas de
chez-toi, c’est à moi, dans la faiblesse de mes bras, de le bâtir pour toi. Du
fond de sa terreur, Poussy caresse doucement les cheveux longs de Pouce…
M.L