Du pal
Une métaphysique de
l’astre noir digne de ce noble nom ne saurait éluder le problème que pose
l’invention du supplice du pal et la prolifération quasi-compulsionnelle de ce
dernier chez certains acteurs de notre belle histoire. Commençons-donc notre
voyage par une description, devenue classique, des modalités pratiques de
l’empalement…
Extrait d'un récit rapporté par Claude Desprez[1]
L'empalement du syrien Soliman, exécuté au
Caire en 1800
"L'homme fut
condamné par le conseil de guerre français, à avoir poing brûlé puis à être
empalé vif. Le bourreau Barthelemy coucha sur le ventre Soliman, tira un
couteau de sa poche, lui fit au fondement une large incision, en approcha le
bout de son pal et l'enfonça à coups de maillet. Puis il lia les bras et les
jambes du patient, l'éleva en l'air et fixa le pal dans un trou préparé.
Soliman vécut encore durant quatre heures, et il eut vécu plus si durant
l'absence de Barthelemy un soldat ne lui eut donné a boire, à l'instant même il
expira."
Ça devait être (très) désagréable…
Ni plus ni moins peut-être que l’écartèlement,
la roue, le gril, l’écorchement tout vif, les marques au fer rouge et autres
extractions de nos intimités. On conviendra quand même que c’est très
humiliant. Brisé en mille morceaux, passe encore. Se retrouver sans peau, à la
limite. Mais un pieux dans le cul, non vraiment ! Quoi qu’en dise Valéry,
il y a donc, semble-t-il, plus profond que la peau.
De ceci attesterait la relative rareté des
martyrs empalés. S’il faut témoigner de Dieu encore faut-il le faire avec un
peu de dignité. On imagine ainsi difficilement un Sanche d’Albi[2]
le fondement défoncé jusqu’aux yeux, projetant son regard au cœur de l’infini.
Le pal, montrerons-nous, a, au contraire et semble-t-il, l’étrange pouvoir de
réduire au fini – soit aux limites bien matérielles du corps - toute prétention
à la transcendance. Et, de fait, le pauvre Sanche n’aura jamais été élevé, par
l’Eglise, qu’au rang de Bienheureux. Bienheureux c’est-à-dire et quoi qu’on
dise, sous-Saint ou Saint de seconde zone, comme on voudra et ainsi, selon les
pratiques usuelles, martyr ne pouvant être éventuellement célébré que dans le
lieu bien circonscrit de sa débauche (à Cordoue) ; qui plus est, inapte en
principe à être désigné comme patron titulaire pour la dédicace d'une église, ce
privilège étant, parait-il, réservé aux saints dûment canonisés. On comprend aisément pourquoi :
si les martyrs sont souvent représentés tantôt
en pleine action, tantôt, après leur victoire, l’objet de leur supplice dans
une main, elle aurait été belle l’église Saint-Sanche ! Qui dont l’aurait
prise une seconde au sérieux ? Pauvre homme : alors que
l’iconographie regorge de représentations de martyrs écorchés, lapidés,
découpés, roués, brûlés… pas une, apparemment, de Sanche le Bienheureux. Sanche,
le bienheureux, bien assis sur son pieu… non vraiment ! N’a-t-il pas
cependant, comme quelques autres autrement mieux récompensés, au sacrifice de
sa vie, refusé de se convertir à la mauvaise foi de l’Islam au nom de notre
Christ ? Son seul tort fut donc, semble-t-il, de si mal finir. Encore faut-il peut-être
savoir gré à l’Eglise de ne pas l’avoir tout bonnement effacé. Un esprit
mesquin comme le mien pourrait toutefois soupçonner quelque obscure malice
préludant au sauvetage à la marge de
la mémoire de Sanche et de quelques autres chrétiens qui subirent le même sort…
Jésus dit-on, en
effet, est mort sur la croix. De ceci tout atteste, pour les siècles des
siècles. On connaît cependant la boutade attribuée à J. d’Agostina :
« Jésus fut crucifié.
Heureusement ; eut-il été empalé, on aurait d’étranges crucifix dans les
églises. Quant aux signes de croix… ». Et que dire des
stigmates apparaissant sur le corps de quelques farfelus un peu trop
passionnés ? Or il n’est malheureusement
pas impossible que le Jésus originel ait subi le sort beaucoup moins honorable
évoqué ci-dessus. On sait, par exemple, que Lucien de Samosate, dans son pamphlet De morte Peregrini (vers 169-170), parle de « ce grand homme, Jésus, qui a été
empalé en Palestine pour avoir introduit une célébration religieuse nouvelle ».
Le verbe grec utilisé par Lucien est, paraît-il, anaskolopizein signifiant « empaler » et non « crucifier »[3]. Si ce railleur des
chrétiens en qui flirtaient l’amour de la philosophie et de la fiction comique,
mélange impur s’il en est, est rarement pris au sérieux, le Livre lui-même, à
savoir ici les Evangiles, vraisemblablement écrites à l’origine en grec (et en
araméen), ne laisse jamais apparaître le mot « croix » dans le texte
grec. Le « stauros » sur
lequel fut sacrifié Jésus signifie, en effet, «pieu » ou « poteau
droit »[4]. Ainsi en est-il
encore de sa traduction latine par « crux » qui ne sonne croix qu’à nos oreilles mais dont le sens
est, indifféremment, pal, croix ou potence. Que ce soit donc une potence ou un
poteau, c’est certes moins classe qu’une croix mais cela passe encore. On en
discute d’ailleurs dans les milieux autorisés, le symbole de la croix
n’apparaissant explicitement, dit-on, qu’au IVème siècle sous Constantin. Mais
un pieu… non, non, non, non et non ! Et pourtant, la pratique en était
courante et la chose, par conséquent, pas vraiment impossible… Gageons ainsi que c’est de l’empalement et non de la
crucifixion dont Cicéron parle comme du «
plus cruel des supplices réservés aux esclaves »[5], lequel les doctes citent
pour plaindre le doux Jésus.
Comme
il ne reste que
fort peu de témoins vivants et que les textes sont
irréductiblement équivoques,
on aura bien du mal à trancher. Cela fut fait pourtant. Pourquoi
donc un tel
choix en faveur de la croix c’est-à-dire,
essentiellement ici, un tel
refus du pieu ? Qu’y a-t-il donc de si terrible et
infâmant dans ce dernier
supplice pour rendre difficile voire peut-être impossible sur un
tel fondement
l’édification et la propagation d’une nouvelle
religion ? La raison essentielle
m’en semble résider dans le fait que, parmi tous les
supplices possibles, aussi
subtils et raffinés qu’on les imagine, celui du pal, dans
sa simplicité brute
et artisanale, est le seul dont l’évocation suffit
à déclencher des spasmes…
non de larmes mais de rire. Rire ou sourire fort spécial
toutefois, et à vrai
dire unique, en ce qu’il se mêle, pour les plus
émotifs, d’une sensation de
chatouillement liée, disent les médecins, à une
brusque rétractation de nos
intimités. S’il y a donc bien en ce dernier mouvement
quelque chose comme un
début de compassion, par quoi il faut entendre le mime
intérieur en notre corps
de l’horreur du supplice, levant ainsi, selon Schopenhauer, le
voile de Maya qui
nous sépare de l’autre, cette identification à la
chair souffrante de mon
prochain est cependant rompue par un inexorable rire, marque
d’une coupure peut
être irrémédiable asséchant la source de
toutes les communions. Bref, si Jésus
est supposé prendre sur lui toutes les souffrances de
l’humanité, s’il est
censé s’identifier à l’homme jusque dans sa
condition la plus vile et
misérable, s’il doit ainsi fort logiquement subir le
supplice non de la croix
mais de l’empalement, le risque est assez grand que
l’Eglise avec lui y perde
son fondement. Car comment s’identifier à notre tour
à sa Passion et comment
répéter, jusqu’à ces pales
ténèbres, le déjà épineux chemin de
l’ex-croix ?
S’il fut déjà très difficile de faire
admettre aux yeux du peuple la résurrection
du Crucifié, que pourrions-nous donc dire de celle de
l’Empalé ? Le pal, à
l’évidence, en effaçant le Ciel et
néantisant l’Ame dans un rire sardonique est
l’arme la plus puissante d’antimétaphysique ;
bien plus efficace,
disons-le en passant, dans sa rusticité, qu’une bombe
atomique (de laquelle,
quoique pulvérisé, il n’est guère trop
malaisé de s’imaginer renaître de nos
cendres).
On pourrait depuis ce
point aisément forger la fiction historique suivante : Jésus, donc - telle
est l’idée - fut empalé. Parce qu’ils étaient purs parmi les purs, ses premiers
disciples, tout de compassion, n’ébauchèrent jamais devant une telle pensée
l’esquisse d’un sourire. « L’Empalé », au contraire, ça les
faisait pleurer. Ils durent cependant rencontrer – comme cela nous est déjà
largement raconté pour le Crucifié – les moqueries de la foule comme des
méchants philosophes rabotant, par principe, les profonds mystères de l’univers
à coup de raisonnements vulgaires. Dieu, la Création, le Fils de Dieu, les
Miracles, la Passion, la Résurrection… les choses étaient assez compliquées
comme cela et avaient déjà suffisamment de mal à passer sans qu’en plus il
faille raconter les détails de l’exécution. Parce qu’ils n’arrivaient pas à
faire taire le rire qui, sans cesse, accompagnait leurs pas, les pieux
chrétiens tinrent un concile : jouant sur l’indétermination sémantique des
termes stauros et crux, ils décidèrent qu’on
interpréterait désormais le mot comme désignant une croix – non un pieu (selon
l’équation "Le pieu n’est pas pieux ou pieu = non-pieux")
Cela eut lieu au IVème siècle de notre ère où apparaissent effectivement
les croix chrétiennes, reprises à bon compte d’un vieux symbole païen. Comme si
le bouchon qui l’empêchait de se déverser avait d’un seul coup sauté, sous
l’égide de Constantin, la source pure du christianisme put enfin se propager en
faisant taire les rires – à coup de pal d’ailleurs aussi parfois, mais c’était
désormais pour la meilleure des causes[6]. La mémoire de ce concile
restant au secret dans quelques beaux esprits, on en profita, par la suite, pour
éliminer les soupçons portant sur un Jésus qui mourut empalé : on parla
donc du pal mais en prenant bien soin de circonscrire et de marginaliser son
usage. Il y eut donc bien, dans l’histoire des martyrs, quelques pieux empalés
mais, à l’instar du pauvre Sanche d’Albi, on fit bien attention de les laisser
aux portes des églises puisqu’ils ne furent jamais canonisés. Pour faire droit
à la curiosité de quelques esprits mal placés – et de surcroît lettrés – que
l’éviction relative des empalés du chemin de la sainteté ne manquait pas
d’interroger, une nouvelle diversion consista à leur faire remarquer qu’il y
avait bien plus d’une manière d’empaler les victimes. Les Assyriens, évitant la
souillure, empalaient paraît-il, en plantant leur pieu sous le seul sternum du
supplicié. Non dans le cul, par conséquent. Aussi bien peut-on se faire empaler
tantôt par un bras, tantôt par une jambe, voire même par la tête… Mais encore,
disait-on, aussi bien d’Ouest en Est que par tous les degrés qu’une simple rotation
autour des corps terrestres nous laisse imaginer. De son statut crucial, l’axe
unique Nord-Sud fut dès lors destitué, le trou du cul n’apparaissant plus ainsi
que comme l’une des multiples voies de l’empalement, sans plus de privilège, ni
de centralité.
Un tel supplice ayant
par tous ces biais très largement perdu sa puissance de scandale, l’esprit bien
nourri de l’interdit secret, devenu, par les siècles et à force d’être tu,
largement inconscient, certains vinrent même à le remettre en scène. Ainsi fit,
par exemple, l’enlumineur Jean Bourdichon qui, au cœur des Grandes heures d’Anne de Bretagne, livre qui, néanmoins, n’était pas
destiné à être vu de tous, représente une foule de bienheureux crucifiés
surplombant quelques pieux empalés. C’est, à ma connaissance, la seule
représentation du martyr des dix-mille[7] qui mette en scène ce dernier
supplice. Tout est cependant fait ici pour nous détourner de l’idée centrale de
l’Axe profané. L’immense majorité y est d’abord crucifiée, selon la forme
devenue noble du sacrifice, l’empalement n’apparaissant que comme un supplice
marginal et secondaire, subi par quelques-uns seulement. Ces quelques empalés
échappent, ensuite, au ridicule en étant perforés de toutes parts, excepté par
la Voie interdite. Que l’instrument du supplice soit, enfin, un arbre à pics
naturellement aiguisés, l’artifice étant réservé à la construction des seules
croix laisse penser que nos empalés ne le furent en gros que par accident et
comme à la va-vite, l’essence et l’essentiel du sacrifice, à l’image de celui
du Christ, relevant de la bonne vieille mise en croix. Le pal, par
conséquent ? Un supplice marginal et comme accidentel, oubliant en passant
de percer l’Essentiel, pour le plus grand bonheur des fondements de l’Eglise…
Les dix mille martyrs, Grandes Heures d’Anne de
Bretagne
Beaucoup plus
équivoque, étonnant et dérangeant est ce panneau du maître autel dit de
Marie-Madeleine exposé au Musée National Hongrois de Budapest…
Panneau inférieur droit du
maître autel dit de Marie-Madeleine, fin XVème, anonyme
A la forêt de croix de la représentation précédente surplombant
celle d’arbres à empaler mis
en
minorité, succède ici une véritable forêt de
pals qu’un pauvre Christ crucifié
a bien du mal à dominer. La présence de ce dernier vise
ici très probablement à
mettre en scène l’unité des souffrances
infligées à des hommes en apparence séparés
les uns des autres par les frontières infranchissables et
solitaires de leur
corps propres en celle du Christ qui, Vivant éternel
par-delà l’individuation
des vivants dans l’espace et le temps, porte
l’intégralité des douleurs de
l’humanité[8]. Or c’est, probablement, à
l’évènement historique récent d’une mise en supplice d’une foule de pieux
chrétiens que ce panneau se réfère. Hélas, l’histoire ne semble pas avoir gardé
trace exacte d’un tel massacre. Ce panneau appartenant à un autel siégeant
néanmoins en Hongrie, très certainement emprunté à une Eglise des (plus ou
moins grands) environs (de la Slovaquie à la Roumanie) et forgé à la toute fin
du XVème siècle est vraisemblablement inspiré par la mémoire qu’on imagine encore
vive de Vlad III, dit l’Empaleur[9]. Non content d’empaler des
Turcs, ce dernier, raconte l’histoire, se serait aussi amusé, çà et là, avec quelques
chrétiens ennemis[10]. Pourquoi donc pas ici ? D’autant
que sa légende fait état de sa passion de jardinier plantant dans la terre
blanche d’immenses « forêts de pal »[11]. En représentant les pals comme
de véritables arbres, dont l’extrémité a certes ici été vraisemblablement, par
main d’homme, affutée, l’auteur de ce panneau n’a-t-il pas pris ici à la
lettre la légende dorée ?
Or,
que remarquons-nous en cet étonnant
panneau ? D’abord que sur les dix empalés, la
moitié ici semble l’être par
le fondement, un tel fait attestant la perception aigüe par le
peintre de la
centralité du trou du cul au cœur de tels supplices.
Ensuite, ainsi qu’un
antidote fabriqué à l’encontre de la
dernière remarque, nous percevons une
claire hiérarchie entre empalés profonds et
empalés de marque : aucun des
deux évêques qui entourent le Christ n’a ainsi un
pieu au derrière, celui-ci leur
étant fiché à l’Assyrienne en dessous du
sternum. Quant au Christ lui-même, les
marques de l’empalement sont à peine visibles sur lui
puisque c’est d’abord la seule
croix que nous voyons. Les mini-pals que sont les clous restent, en
effet, peu
apparents et ne perforent, de toute façon, que les parties
extrêmes de son
corps, laissant, pour leur bonheur, indemnes cœur et cul. Si le
tour de la tête
saigne néanmoins un peu c’est, encore, avec pudeur et
dignité, dans un
contraste extrême avec celle qui, à sa gauche,
probablement transpercée, bave
de sang, yeux révulsés. Du pal ou de la lance qui
pénétra son flanc, ne reste
enfin qu’une marque et une trainée de sang. Le sort de ces
autres empalés qui n’ont
pas la chance d’être Christ ni évêques, est,
à l’évidence et par contraste, globalement
moins enviable… Tout cela ne tente-t-il pas ici encore de
manifester que,
malgré l’évidence de sa pratique,
l’empalement par le derrière reste à la marge
du christianisme ? Qui ne perçoit cependant que
malgré ces sages
précautions, l’ensemble du tableau est contaminé
par la puissance
démythi-fiente (et par là ampli-fiente) du pal ?
Pourquoi le peintre
a-t-il, en effet, laissé entrer ces suppliciés dans une
danse si étrange ?
L’ensemble forme une singulière chorégraphie
où les corps figés par les pals en
quasi-symétrie par rapport à l’Axe de la croix,
apparaissent emportés dans le
mouvement d’une farce assez grotesque. Coudes et jambes haut
levées, nos deux
évêques, semblent entamer une marche à la gloire du
pinard et autres plaisirs
terrestres. Ni horreur, ni grâce dans de tels suppliciés
mais des poses
bouffonnes, à l’instar de cet autre qui, en haut du
panneau à notre droite,
quoique transpercé de part en part, donne l’image
première de chercher dans la
tête d’un des évêques quelque poux
chatouilleur. Et que dire, enfin, de cet
homme au premier plan qui, empalé par le fondement, semble se
pâmer, tête en
arrière, comme en un rire ou cri de joie ? La figure du
Christ, seul être
digne parmi ces embrochés, peut-elle se relever de cette
promiscuité ?
Attesterait encore de
cette contamination de la figure christique par celle de l’Empalé, la
correspondance établie par l’image entre la croix du Christ et les pals
dressés. Une croix solitaire dressée dans un désert en direction d’un Ciel
immense et muet figure convenablement la misère de l’homme abandonné de Dieu.
Pour devenir vectrice d’un nouvel élan vers quelque transcendance, la croix,
signe de déchéance, a du être réinvestie par les symboles archaïques et
contraires de l’arbre sacré[12]. Véritable axe du monde,
« lieu de passage entre le Ciel, la
Terre et l’Enfer », la croix est ainsi devenue, selon certaines
légendes, « le pont ou l’échelle sur
laquelle les âmes des hommes montent vers Dieu » [13].
L’imagination poétique
comprend immédiatement ces symboles issus de l’arbre
sacré, axe du monde dont
la puissance, la hauteur, la faculté
régénérative peuvent aisément figurer
l’appel d’une existence transfigurée destinée
à s’élever vers des hauteurs
insoupçonnées. Que devient néanmoins un tel
symbole dans la forêt de pal qui
nous est ici-même donnée à contempler ?
Provenant des profondeurs sombres
de la Terre, ce sont des arbres nus, presque morts, au sommet
étroit et acéré
qui, parallèles à la croix, tentent vainement de
s’élever en direction du Ciel.
Comment penser que le sang mêlé de fiente qui coule
à leur pied puisse, à
l’instar de celui du Christ, régénérer
quelque existence en l’ouvrant vers l’au-delà ?
Celui du Christ est-il cependant si différent de ceux des
Empalés ? Si sa
croix est bien droite et son poteau plus haut et plus gros, comme il se
doit
d’un chef, sa situation au centre de cent pals, peut-être
bien censée élever
ces derniers, ne rabaisse-t-elle pas, tout au contraire, la croix au
niveau
dépravé des épieux, dégoulinant de merde et
de sang pollués ?
Quelle a pu ainsi
être l’intention du concepteur d’un tel panneau ? Pourquoi sa présence
étonnante et détonante au sein d’un maître autel aux apparences si pieuses
dédié à Marie-Madeleine ? Peu importe, en un sens. Quelle que soit la
réponse, ce qui semble manifeste c’est la contamination de la scène du supplice
– et bien au-delà d’elle, de l’autel tout entier jusque, peut-être même, au
fondement de l’Eglise - par le grotesque. Tout se passe ainsi comme si la mise
en scène de l’empalement mettait nécessairement fin à toute possibilité
d’élévation, de transcendance, de sens. Le pal crève toutes les bulles et fait
s’écrouler les Surmondes aimés. Aucune âme n’y résiste : devenu corps
bouffon, le mort y perd son caractère sacré, cet insondable-impénétrable que,
dans l’effroi, nous devinons en lui et qui nous intime l’ordre de garder nos
distances et d’enlever nos souliers.
« Tu n’es donc
plus qu’un corps ! » Ce n’est peut-être vrai que de l’empalé. Si la
multiplicité des supplices et tortures vise, en effet, à faire fondre l’âme sur
la douleur du corps, de telle façon qu’en eux le supplicié devienne tout entier
cri, le spectateur peut bien y voir encore une âme à l’agonie. Ce n’est plus
vrai de l’empalé : le fondement défoncé rend immédiatement grotesque le
supplicié et nous ne pouvons plus, jusqu’au bout, compatir. Quelque chose en
lui vient de mourir que l’on ne peut rejoindre. C’est son âme qui, dirions-nous,
a disparu. Le supplice du pal fait ainsi se rejoindre la visée intime de la
pornographie et du film d’horreur : pénétrer, exposer, explorer, exploser…
les recoins de nos intimités en bravant l’interdit et en éliminant toutes les
médiations qui, notions-nous plus haut[14], font le fond essentiel de ce
qu’on nomme Culture ! On comprendra ainsi peut-être, au passage, pourquoi
les légendes courant autour de Vlad III, l’Empaleur, aussi dit Dracula[15] ont bien pu inspirer la
création du personnage du comte éponyme par Bram Stoker[16]. Les deux, en effet,
apparaissent diaboliques en ce qu’ils sont, premièrement, des destructeurs
d’âme. Si Vlad III aspirait ainsi bien les âmes par le trou de balle, Dracula,
quant à lui, plus soft et délicat, quoique violant aussi l’interdit de
pénétrer, le fait dans un baiser par deux pals acérés. Qu’élimant beaucoup du
raffinement du comte, c’est-à-dire de sa culture ou de son poème propre, quelques
variations autour de ce personnage aient pu aboutir à des films mêlant
l’horreur à la pornographie[17] n’est évidemment nullement un
hasard. Second point, ensuite, qui les associe à la figure du diable : de
la même façon que l’exposition du corps profané par le pal qui aspire les âmes
n’engendre qu’en apparence un retour au corps vrai par-delà l’apparat qui, à
coup de chichis, le protège et le masque, le monde découvert par les pals de
nos deux Dracula, éliminant, avec les âmes, les Sur-mondes dont ces dernières étaient
toutes entières la visée, n’est aucunement un monde mais, tout près de sombrer
dans l’horreur étalée, une destruction de monde ou plongée dans l’Immonde. Ne
confondons cependant pas tout à fait ces deux grands personnages !
Pourquoi un Dracula désire-t-il, pour sa part, empaler sa victime sinon pour se
nourrir de sa substance vitale ? Si sa faim est néanmoins insatiable et sa
course sans fin, le contraignant à toujours recommencer à nouveau sa besogne,
c’est parce ce … qu’il aspire de l’aimé
du moment n’en est jamais qu’un ersatz. La jouissance, dans les cris et le
sang, est toujours un échec. C’est que la dite substance vitale n’est
précisément nullement une substance : c’est un élan, une tension, qui, avons-nous
montré[18],
ne vit que de s’élever en
luttant de l’Immonde vers le Surmonde désiré. Tel
est l’axe sacré qu’on ne peut
posséder ni, de surcroît, et malgré Dracula,
vampiriser. De cet échec
nécessaire, découle bien peut-être le second type
de désir : si je ne peux
te posséder, je peux au moins de démolir ! Et tel
semble, en effet, le
propre de l’empalement d’être à même de
détruire jusqu’à l’aura sacrée qui
enveloppe les corps morts. Aussi, comme saisi par le mouvement
grotesque de
cette farce macabre, ne pouvons-nous, nous-mêmes, nous
empêcher de rire…
D’où provient donc enfin
cette jouissance singulière, ce rire qui accompagne toujours l’évocation du
pal ? Pourquoi me suis-je moi-même ci-dessus amusé - et, hypocrite
lecteur, toi aussi avec moi ! - à évoquer plus haut l’hypothèse facétieuse
d’un Jésus empalé ? Quel besoin avais-je, diront ainsi certains, de
cracher, rabaisser, humilier, serait-ce pour de rire, le monde des chrétiens ? « Ne croyez surtout pas que j’y ai pris
plaisir », répondra, indigné, le Grand Aufklareur[19] ! « Eclairer les esprits prisonniers des
ténèbres de croyances archaïques : c’est là, tout au contraire, ma tâche,
ma croix, ma vie ». Et combien, sommes-nous, en effet, à sa suite, pauvres
diables si fiers de leur grand savoir, empalant par le rire, et à tire larigot,
les idoles de la Terre devant le public niais de benêts qui s’offusquent ?
Or, par le pal, en effet, ne serait-ce que celui, symbolique, du rire, il est
tout à fait vrai que les idoles s’écroulent. Mais après elles, que
reste-t-il ? Le crépuscule ? Que nous restera-t-il encore à accomplir
lorsque nous aurons achevé l’adversaire et que règnera enfin de toute part
la Lumière ? Après avoir empalé l’univers, Vlad, se retrouve seul comme un
gland pathétique dans une nuit sans Ciel et sans aucune étoile. Où notre rire, et
en dehors de toute pieuse moraline, pourrait bien, apparaître, lui aussi,
d’essence diabolique…
Que tout dans le christianisme mais aussi bien plus largement dans le champ foisonnant de ce qu’on nomme cultures, ait été inventé, que rien ne soit «vrai » en ce sens puisque tout cela provient ultimement de l’Infinie Béance, du Puits Sans Fond ni sens reconnu ci-dessus[20] comme l’unique source des mondes, c’est ce que nous croyons avoir bien compris. Est-ce une raison pour replonger allègrement dans le cul de l’Abime ? Or telle est justement la voie que suit le Pal : un plongeon rigolard au cœur du tourbillon qui, aspirant en lui les âmes et les dieux, entraîne avec eux, dans sa danse macabre, la sphère fragile des mondes où se rêvent nos vies...
[1] Kléber et Marceau, Dumaine. J, 1881, p. 185.
[2] Sanche, originaire d’Albi, fut, dit-on, capturé, enfant,
par des Musulmans et emmené à la cour du khalife de Cordoue, Abdérame II.
Quoique soldat du khalife, il ne cachait pas sa foi chrétienne. En 851, une
persécution le condamna, paraît-il, au supplice du pal.
[3] Histoire du christianisme, Tome 1, ed.
Desclée, 2000, p. 9.
[4] « Le mot croix (...) traduit (comme crux de la Vulg.) le grec stauros, qui signifie d’abord pieu (élément de palissade ou de fortification), pal (instrument de supplice employé par Assyriens, Perses, Carthaginois, Égyptiens), ou encore poteau auquel était attaché ou suspendu le supplicié jusqu’à ce que mort s’ensuivît. »(Dictionnaire encyclopédique de la Bible par A. Westphal (Valence-sur-Rhône, 1973, tome premier, p. 257, article « croix »)
[5] Seconde action contre Verrès, livre cinquième, Des supplices. Cicéron poursuit : « Enchaîner un citoyen romain est un crime ; le battre de verges est un forfait; lui faire subir la mort, c'est presque un parricide; mais l'attacher (ou l’embrocher ?) à une crux (croix ou pal ?) ! » (Notes entre parenthèses ajoutées par moi, A. L).
[6] Parmi les diverses persécutions et instruments de cette dernière qui firent la fierté de l’Eglise triomphante, n’évoquons ici que cette belle et tardive invention de notre Inquisition qu’est le Bouc des Sorcières. L’instrument était un pieu acéré suffisamment large à la base pour que le supplicié n’en soit pas tout à fait transpercé. On faisait asseoir la victime sur ce dernier, quelques poids à l’appui, histoire de lui défoncer le fondement, un peu mais, charité oblige, pas trop quand même…
[7] Selon la tradition, les dix-mille martyrs de
la légion Thébaine furent suppliciés – mis en croix et (ou ?) empalés
- sur le
mont Ararat en Arménie, en 120 de notre Ere, pour avoir
refusé de renier Jésus-Christ au profit des dieux de Rome.
[8] Car « tout ce que vous faites à l’un de ses petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous le faîtes » (Mathieu, 25, 40) dit Jésus selon l’Evangile de Mathieu, tout acte de violence de l’homme envers l’homme étant, par ailleurs dit un nouveau clou planté dans le corps du Christ.
[9] 1431 – 1476, prince de Valachie en 1448, de 1456 à 1462 et en 1476.
[11] Idem.
[12] Sur l’arbre sacré, cf. Mircea Eliade, op. cit, p. 231-234.
[13] Idem, p. 251.
[14]
Chapitre IV.
[15] Drăculea signifie « dragonneau » en roumain, son père Vlad II, dit « le Dragon » ayant été membre de l'Ordre du Dragon.
[16] Son livre Dracula a été publié en 1897.
[17] Citons
ainsi Gayracula (1983), The Vampire of Budapest, (1995) et Lust for Dracula (2005).
[18] Chapitre IV.
[19] Note pour le lecteur inculte : référence à l’Aufklärung, c’est-à-dire aux Lumières. L’aufklareur comme grand éclaireur est ici implicitement présenté comme le versan opposé et jumeau du Grand inquisiteur des frères Karamasov de Dostoïevski.
[20] Chapitre III.