La métaphysique des « horloges à slip »

de Casimir Bucolic, par Z.P

 

 

 

Nombreux sont les londoniens qui, le 1er octobre 2007 entre 14h00 et 17h00 - heure du retour à l’ordre par intervention policière - ont été surpris de voir leur horloge mythique, la (ou le) célèbre Big Ben, à demi recouverte d’un slip gigantesque, tâché en son centre-droit d’une marque jaunâtre d’où pendouillait, de surcroît, ce qu’il faut bien appeler un énorme testicule - de sexagénaire, peut-être, selon l’œil expert de Jacob Delaforme. Grotesque ? Ce qui aux dires de Bernard Tache apparaît comme une « blague de potache » a tout au moins bel et bien fait son effet : du pouffement de rire aux cris scandalisés, personne au bord de la Tamise n’est resté indifférent – ce qui, en arrêtant le mouvement rythmé d’un certain air du temps, marque peut-être déjà la pleine réussite de « l’action Bucolic ». Contrairement cependant à la plupart des œuvres de l’art contemporain, elle ne s’arrête pourtant pas à cet effet là : chez un grand génie comme Casimir, rien n’est jamais laissé au hasard, tout a un sens profond, sens que je me charge précisément à mon tour de dévoiler, éliminant le slip nauséabond de l’incompréhension commune couvrant une œuvre qui, à la bien penser, a, comme toute grande création, pour vocation de dire la vérité toute nue. Il n’est en effet jusqu’aux forces de l’ordre, déshabillant l’horloge en voyeurs pornographes, qui n’aient été prévues par l’artiste, jouant à leur insu leur rôle dans une pièce qu’elles n’ont jamais saisie. Et pour cause, verrons-nous, si c’est précisément l’ordre, sa mesure et son rythme mort-vivant qui sont déconstruits par l’action Bucolic.

 

Même effet, à Paris gare de Lyon, le 24 juin 2007, action suivant de près celle de Vancouver (février 2007). Sidérations, étonnements, rires et haussements d’épaules ont pareillement fait suite à la publication sur les murs des métros parisiens, lyonnais puis new-yorkais des affiches présentant Nicole Kidman avec une montre à slip (juin 2007) puis à la mise en vitrine de ces dernières dans certaines bijouteries du 15ème et du  16ème arrondissement parisien en septembre. Et que dire de la stupeur des visiteurs du musée Picasso lorsqu’ils virent au poignet de sa femme à la montre de 1932 notre slip Bucolic ! On saluera déjà la performance qui dépasse de loin les compétences de la seule « blague de potache » : que d’intelligence, que d’ingéniosité n’a t’il pas fallu à Casimir pour déployer l’étendard de son slip kangourou sur les horloges et montres de toute la planète (ou peu s’en faut) ! Mais, demandera t’on quand même, outre l’énormité de la performance, quel est le sens profond d’une telle entreprise ? En refusant de répondre aux questions incisives de Bernard Tache, portant sur cette même signification, Casimir Bucolic reprend pour lui-même la posture qui fut celle des artistes de l’ancien temps : l’œuvre parlerait d’elle-même pour qui saurait la lire et, par conséquent, nul besoin de la dire, les mots, de surcroît « figeant à l’extérieur dans l’encre noire et morte la mélodie intime qui ne se donne qu’au cœur » (C.B). Rien n’empêche cependant une parole légère gardant en son esprit les avertissements du maître et tentant malgré tout de suivre les contours sinueux de son intimité de se mettre en chemin. C’est tout au moins à cette tâche-ci que je vais à l’instant me consacrer - au lecteur par après de juger de la distance plus ou moins grande qui la sépare de la faillite.

 

Déficelons d’abord les ressorts de l’affaire. Des montres et des horloges tout d’abord, instruments qui prétendent dire le passage neutre du temps – purs outils, semble t’il, sans efficace propre. On notera cependant qu’aucun de ces outils n’est choisi au hasard, tous étant devenus outre cela aussi des objets esthétiques, objets devant lesquels tous tendanciellement s’arrêtent – mais peut-être, verrons-nous, mon propos restant pour le moment nécessairement énigmatique, pas de la bonne manière. De l’autre côté un slip. Et pas n’importe lequel : un slip kangourou dont il faut noter le sens immédiatement has been et, selon les canons modernes, manifestement fort peu sexy, sens accentué et développé par la tâche jaune du centre-droit annonçant un léger défaut de propreté de la part du porteur. Qu’il soit de plus trop lâche et qu’il laisse dépasser une roubignole violette en rajoute fortement sur le côté négligé et bassement sexual (et non « sexuel » ni « sexy » – ce qui renvoie évidemment à la distinction analogue entre l’existential et l’existentiel effectuée par Heidegger dans Etre et temps) de notre affaire. Voilà semble t’il les données immédiates qui nous sont données en pâture. Est-ce tout cependant ? Bien sûr que non : le spectateur cultivé reconnaît tout d’abord immédiatement dans cette manière d’emballer certains monuments connus une référence évidente à l’œuvre de Christo. Qu’ils ne soient cependant qu’en partie recouverts - de surcroît par un slip - voilà ce qui, par différence, fait question tout ainsi, par ailleurs, que le fait singulier que Bucolic ne se limite nullement aux monuments mais entend englober tous les objets usuels-esthétiques à vocation d’horloge. En un sens très profond, dépassant les limites du premier, Bucolic n’enveloppe t’il pas à son tour Christo ?  – par quoi, il faudrait tout d’abord entendre que l’action Bucolic est grosse de mille pensées aux regards desquelles la petite idée de Christo apparaît quelque peu dérisoire ; il faudrait ensuite peut-être aussi comprendre que si l’on pose Christo comme une figure symbolique de l’art contemporain, à travers la référence qui lui est ici faite, ce serait la totalité de l’art contemporain que Bucolic entendrait non nier mais remettre sur ses rails. Et de fait, verrons-nous, là où nombre d’œuvres ne sont guère que d’étonnantes facéties sans grande profondeur laissant par conséquent le cours du monde à son inexorable inertie, Bucolic entend renouer avec le ton critique et proprement révolutionnaire qui fait, pour lui, le fond du grand art de tout temps et qu’avec ses moyens propres l’art contemporain aurait à faire vibrer de nouveau. Tel est, dit en passant, et pour répondre à la question posée par Bernard Tache et laissée en suspend par un Casimir peut-être - non sans raisons - quelque peu hautain à son endroit, le sens profond de l’assertion selon laquelle les « horloges à slip » continueraient à leur manière propre le geste de la grande poésie lyrique où - Bernard tâche le soulignait - Casimir Bucolic est depuis une dizaine d’années passé maître. Mais ce n’est pas seulement Christo à qui il fait une évidente et irrévérencieuse référence c’est bien sûr aussi à Reiser. Qui n’a, en effet, reconnu le slip du « gros dégueulasse » que l’ami Reiser s’amusa pendant tant d’années à mettre en scène ? Que celui-ci habille des montres et des horloges aimées et reconnues pour leur excellent goût sonne comme une terrible provocation, tout ainsi que le personnage de Reiser, en brute malotrue, déployait aux yeux et regards de tous la vie palpitante, habituellement cachée par un voile de pudeur, de ses intestins et de ses éjaculations. Les sacs de Christo apparaissent ainsi comparativement comme une production qui fleure bon son snobisme pudibond - par quoi on entendra l’art d’étonner les foules en gestes sans grand sens qui restent bien ancrés dans la saine bienséance. A rebours, Casimir Bucolic expose ce qu’il faut appeler « les grosses couilles du temps », « s’échappant lentement d’un slip jaunâtre trop grand » (C.B). Faut-il ainsi croire que l’artiste, connu pour sa délicatesse et le grand soin qu’il porte à sa longue chevelure qui ondoie dans le vent, ait brusquement changé de modèle ? Que le dandy fringant se soit brusquement affaissé en découvrant la bête folle et sourdement inculte qui dormait en son sein – et peut-être en tout homme ? Certes non. Ce n’est nullement un goût régressif scatophile qui guide le geste fou de Casimir Bucolic. S’il nous donne à voir slips, couilles pendouillantes et urine suintante ce n’est aucunement pour en faire l’éloge, ni simplement pour rire. C’est là essentiellement pour nous dire qu’en un sens tout ça c’est peut-être bien l’essence vraie du temps.

 

Nous voilà donc au centre de l’affaire. Admettons momentanément que les montres et horloges représentent adéquatement la fuite éternelle du temps. Dans cette première hypothèse, le comportement des acteurs qui, tantôt dans une visée utilitaire regardent rapidement leur montre, tantôt dans une visée esthétique admirent la belle forme des horloges, ne semble pas profondément celui d’une foule inquiète. Tant dans la distance de la contemplation que dans l’automaticité de la lecture de l’heure, le temps y semble maîtrisé, sans angoisse ni douleur. Il y est mesuré et globalement saisi. Certes certains trépignent et suintent à l’idée de « ne pas être à l’heure » à tel rendez-vous ; certes alors le « temps essentiellement leur manque ». Au sein de leur détresse au moins ont-il encore l’assurance de pouvoir compter sur la stabilité et l’objectivité du temps –  car même en retard, jamais ils n’envisagent qu’il n’y ait plus jamais d’heures. C’est pourtant quelque chose de cet ordre là que nous donne à saisir Casimir Bucolic. De ces immenses cadrans où se comptent les heures en un cycle éternel et pour nous rassurant, Casimir Bucolic fait pendre un testicule – un testicule violet. Car il ne faut pas, en ce point, faire erreur : le testicule n’appartient pas au slip mais bien au porteur du slip c’est à dire à l’horloge. Que signifie donc un tel pendouillement ? Tout d’abord ceci que c’est le vrai pendule, la source mécanique d’où s’écoule le temps. Ensuite bien entendu un tel testicule comme associé au temps évoque clairement Chronos, le mon(s)tre anonyme, qui, selon la tradition « dévore ses enfants » (tradition qui confond d’ailleurs Khronos et Chronos – mais ce n’est pas ici notre problème). Or un tel temps bien sûr, sans mémoire ni désir, est le flux incessant, éternel, de vagues anonymes de création et de destruction dont le petit cadran évoquant un cycle rond est précisément la stricte négation. A ce temps-là, invisible, irreprésentable et presque impensable, les hommes pour bien vivre ont du y mettre un slip. Un slip c’est à dire : un revêtement, une forme culturelle qui assure la maîtrise et l’humanisation de l’ubrique nature. Ce slip bien entendu, ce sont les cadrans de nos horloges et tous les instruments qui nous servent à mesurer-maîtriser le temps. Or en mettant un slip sur ce premier slip, Casimir révèle tout à la fois que le voile qui consiste à couvrir le temps pur du chant de nos pendules est, en effet, un masque ; masque qui cache la sombre vérité, celle d’un temps lubrique urinant et suintant dont notre temps à nous, temps humain limité, est le hasard couillon issus des spasmes sans fond de ses fornications. Oui – par delà la beauté des formes de Big Ben, par delà l’harmonie de la montre de Kidman… - le temps est bien ce « gros dégueulasse » à qui il faut arracher son slip, histoire de bien le voir et de lui faire la nique !

 

Voilà, très rapidement, pour le premier chemin, très schopenhauérien. En voici un second, maintenant bergsonien : admettons que l’horloge ne représente pas l’irreprésentable temps mais bien son objectivation et sa maîtrise humaine dans une forme calculée et très bien ordonnée. Les couilles pendouillantes ne seraient plus alors celle du temps éternel mais bien celles de sa forme froide et rigide, ce rythme mécanique prétendument objectif que mesurent les horloges. Qu’un tel temps – qui dans son évidence semble le temps lui-même – soit par notre Casimir recouvert d’un slip semble ainsi signifier que l’exposition pure de ce temps objectif a quelque chose qui semble relever de la pure indécence. Et pourquoi l’indécence ? Parce qu’on y expose l’intimité du temps, parce qu’on y étale les cent mille mouvements qui - n’était l’obnubilation par la rythmique sociale des usines, des montres et du « marcher au pas » - pourraient être les phrases belles et inédites d’une longue symphonie. En empêchant ainsi le mouvement d’être libre, l’ordre du temps social, dans la transparence même de l’heure qu’il affiche se révèle non neutre : il est lui aussi comme ce « gros dégueulasse » qui écrase les fleurs et se sert de leur vie pour reproduire son cycle d’éternel mort-vivant. Là encore, Bucolic, nous invite à tourner nos regards et, plus avant, nos vies vers un tout autre temps que le temps des horloges.

 

Tel sont les deux sentiers que l’œuvre de Bucolic nous invite à poursuivre. Il y en a beaucoup d’autres – une grande œuvre n’étant autre que la somme infinie des lectures convergentes qu’elle nous donne à construire. Je laisse à mon lecteur le soin tant de les inventer que de les parcourir, tant « on ne marche bien que sur la route qui suit le fleuve de nos songes » (C.B).

 

Z.P